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Author: Bartleby

Une Passion dans le Desert / A Passion in the Desert – Pt 2

Une Passion dans le Desert / A Passion in the Desert – Pt 2

[I’m taking two copywriteless use texts: the original and a translation, and setting them next to each other. To improve reading comprehension.]

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Une Passion Dans Le Desert / H de Balzac / 1837 / Translated into the English by Ernest Dowson years ago

continued from Part 1

Lors de l’expédition entreprise dans la haute Égypte par le général Desaix, un soldat provençal, étant tombé au pouvoir des Maugrabins, fut emmené par ces Arabes dans les déserts situés au delà des cataractes du Nil.
During the expedition in Upper Egypt under General Desaix, a Provencal soldier fell into the hands of the Maugrabins, and was taken by these Arabs into the deserts beyond the falls of the Nile.
Afin de mettre entre eux et l’armée française un espace suffisant pour leur tranquillité, les Maugrabins firent une marche forcée, et ne s’arrêtèrent qu’à la nuit.
In order to place a sufficient distance between themselves and the French army, the Maugrabins made forced marches, and only halted when night was upon them.
Ils campèrent autour d’un puits masqué par des palmiers, auprès desquels ils avaient précédemment enterré quelques provisions.
They camped round a well overshadowed by palm trees under which they had previously concealed a store of provisions.
Ne supposant pas que l’idée de fuir pût venir à leur prisonnier, ils se contentèrent de lui attacher les mains, et s’endormirent tous, après avoir mangé quelques dattes et donné de l’orge à leurs chevaux.
Not surmising that the notion of flight would occur to their prisoner, they contented themselves with binding his hands, and after eating a few dates, and giving provender to their horses, went to sleep.

Quand le hardi Provençal vit ses ennemis hors d’état de le surveiller, il se servit de ses dents pour s’emparer d’un cimeterre; puis, s’aidant de ses genoux pour en fixer la lame, il trancha les cordes qui lui ôtaient l’usage de ses mains et se trouva libre.
When the brave Provencal saw that his enemies were no longer watching him, he made use of his teeth to steal a scimiter, fixed the blade between his knees, and cut the cords which prevented him from using his hands; in a moment he was free.
Aussitôt, il se saisit d’une carabine et d’un poignard, se précautionna d’une provision de dattes sèches, d’un petit sac d’orge, de poudre et de balles; ceignit un cimeterre, monta sur un cheval et piqua vivement dans la direction où il supposa que devait être l’armée française.
He at once seized a rifle and a dagger, then taking the precautions to provide himself with a sack of dried dates, oats, and powder and shot, and to fasten a scimiter to his waist, he leaped on to a horse, and spurred on vigorously in the direction where he thought to find the French army.
Impatient de revoir un bivac, il pressa tellement le coursier, déjà fatigué, que le pauvre animal expira, les flancs déchirés, laissant les Français au milieu du désert.
So impatient was he to see a bivouac again that he pressed on the already tired courser at such speed, that its flanks were lacerated with his spurs, and at last the poor animal died, leaving the Frenchman alone in the desert.

Après avoir marché pendant quelque temps dans le sable avec tout le courage d’un forçat qui s’évade, le soldat fut obligé de s’arrêter, le jour finissait.
After walking some time in the sand with all the courage of an escaped convict, the soldier was obliged to stop, as the day had already ended.
Malgré la beauté du ciel pendant les nuits en Orient, il ne se sentit pas la force de continuer son chemin.
In spite of the beauty of an Oriental sky at night, he felt he had not strength enough to go on.
Il avait heureusement pu gagner une éminence sur le haut de laquelle s’élançaient quelques palmiers, dont le feuillage, aperçu depuis longtemps, avait réveillé dans son coeur les plus douces espérances.
Fortunately he had been able to find a small hill, on the summit of which a few palm trees shot up into the air; it was their verdure seen from afar which had brought hope and consolation to his heart.
Sa lassitude était si grande, qu’il se coucha sur une pierre de granit capricieusement taillée en lit de camp, et s’y endormit sans prendre aucune précaution pour sa défense pendant son sommeil.
His fatigue was so great that he lay down upon a rock of granite, capriciously cut out like a camp-bed; there he fell asleep without taking any precaution to defend himself while he slept.

Il avait fait le sacrifice de sa vie. Sa dernière pensée fut même un regret.
He had made the sacrifice of his life. His last thought was one of regret.
Il se repentait déjà d’avoir quitté les Maugrabins, dont la vie errante commençait à lui sourire depuis qu’il était loin d’eux et sans secours.
He repented having left the Maugrabins, whose nomadic life seemed to smile upon him now that he was far from them and without help.
Il fut réveillé par le soleil, dont les impitoyables rayons, tombant d’aplomb sur le granit, y produisaient une chaleur intolérable.
He was awakened by the sun, whose pitiless rays fell with all their force on the granite and produced an intolerable heat—
Or, le Provençal avait eu la maladresse de se placer en sens inverse de l’ombre projetée par les têtes verdoyantes et majestueuses des palmiers…
—for he had had the stupidity to place himself adversely to the shadow thrown by the verdant majestic heads of the palm trees.
Il regarda ces arbres solitaires, et tressaillit! ils lui rappelèrent les fûts élégants et couronnés de longues feuilles qui distinguent les colonnes sarrasines de la cathédrale d’Arles.
He looked at the solitary trees and shuddered—they reminded him of the graceful shafts crowned with foliage which characterize the Saracen columns in the cathedral of Arles.

Mais, quand, après avoir compté les palmiers, il jeta les yeux autour de lui, le plus affreux désespoir fondit sur son âme.
But when, after counting the palm trees, he cast his eyes around him, the most horrible despair was infused into his soul.
Il voyait un océan sans bornes. Les sables noirâtres du désert s’étendaient à perte de vue dans toutes les directions, et ils étincelaient comme une lame d’acier frappée par une vive lumière.
Before him stretched an ocean without limit. The dark sand of the desert spread further than eye could reach in every direction, and glittered like steel struck with bright light.
Il ne savait pas si c’était une mer de glace ou des lacs unis comme un miroir. Emportée par lames, une vapeur de feu tourbillonnait au-dessus de cette terre mouvante.
It might have been a sea of looking-glass, or lakes melted together in a mirror. A fiery vapor carried up in surging waves made a perpetual whirlwind over the quivering land.
Le ciel avait un éclat oriental d’une pureté désespérante, car il ne laisse alors rien à désirer à l’imagination. Le ciel et la terre étaient en feu.
The sky was lit with an Oriental splendor of insupportable purity, leaving naught for the imagination to desire. Heaven and earth were on fire.

Le silence effrayait par sa majesté sauvage et terrible.
The silence was awful in its wild and terrible majesty.
L’infini, l’immensité, pressaient l’âme de toutes parts:
Infinity, immensity, closed in upon the soul from every side.
pas un nuage au ciel, pas un souffle dans l’air, pas un accident au sein du sable agité par petites vagues menues;
Not a cloud in the sky, not a breath in the air, not a flaw on the bosom of the sand, ever moving in diminutive waves;
enfin, l’horizon finissait, comme en mer quand il fait beau, par une ligne de lumière aussi déliée que le tranchant d’un sabre.
the horizon ended as at sea on a clear day, with one line of light, definite as the cut of a sword.

Le Provençal serra le tronc d’un des palmiers, comme si c’eût été le corps d’un ami;
The Provencal threw his arms round the trunk of one of the palm trees, as though it were the body of a friend,
puis, à l’abri de l’ombre grêle et droite que l’arbre dessinait sur le granit, il pleura, s’assit et resta là, contemplant avec une tristesse profonde la scène implacable qui s’offrait à ses regards.
and then, in the shelter of the thin, straight shadow that the palm cast upon the granite, he wept. Then sitting down he remained as he was, contemplating with profound sadness the implacable scene, which was all he had to look upon.
Il cria comme pour tenter la solitude. Sa voix, perdue dans les cavités de l’éminence, rendit au loin un son maigre qui ne réveilla point d’écho; l’écho était dans son coeur.
He cried aloud, to measure the solitude. His voice, lost in the hollows of the hill, sounded faintly, and aroused no echo—the echo was in his own heart.
Le Provençal avait vingt-deux ans, il arma sa carabine…
The Provencal was twenty-two years old:—he loaded his carbine.

– Il sera toujours bien temps! se dit-il en posant à terre l’arme libératrice.
“There’ll be time enough,” he said to himself, laying on the ground the weapon which alone could bring him deliverance.

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Une Passion Dans Le Desert / A Passion In the Desert – Pt 1

Une Passion Dans Le Desert / A Passion In the Desert – Pt 1

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Une Passion Dans Le Desert / H de Balzac / 1837 / Translated into the English by Ernest Dowson years ago

Ce spectacle est effrayant! s’écria-t-elle en sortant de la ménagerie de M. Martin.
“The whole show is dreadful,” she cried coming out of the menagerie of M. Martin.

Elle venait de contempler ce hardi spéculateur travaillant avec son hyène, pour parler en style d’affiche.
She had just been looking at that daring speculator “working with his hyena,”—to speak in the style of the programme.

– Par quels moyens, dit-elle en continuant, peut-il avoir apprivoisé ses animaux au point d’être assez certain de leur affection pour … ?
“By what means,” she continued, “can he have tamed these animals to such a point as to be certain of their affection for——”

– Ce fait, qui vous semble un problème, répondis-je en l’interrompant, est cependant une chose naturelle.
“What seems to you a problem,” said I, interrupting, “is really quite natural.”

– Oh! s’écria-t-elle en laissant errer sur ses lèvres un sourire d’incrédulité.
“Oh!” she cried, letting an incredulous smile wander over her lips.

– Vous croyez donc les bêtes entièrement dépourvues de passions? lui demandai-je; apprenez que nous pouvons leur donner tous les vices dus à notre état de civilisation.

“You think that beasts are wholly without passions?” I asked her. “Quite the reverse; we can communicate to them all the vices arising in our own state of civilization.”

Elle me regarda d’un air étonné.
She looked at me with an air of astonishment.

– Mais, repris-je, en voyant M. Martin pour la première fois, j’avoue qu’il m’est échappé, comme à vous, une exclamation de surprise.
“But,” I continued, “the first time I saw M. Martin, I admit, like you, I did give vent to an exclamation of surprise.
Je me trouvais alors près d’un ancien militaire amputé de la jambe droite, entré avec moi.
I found myself next to an old soldier with the right leg amputated, who had come in with me.
Cette figure m’avait frappé. C’était une de ces têtes intrépides, marquées du sceau de la guerre et sur lesquelles sont écrites les batailles de Napoléon.
His face had struck me. He had one of those heroic heads, stamped with the seal of warfare, and on which the battles of Napoleon are written.
Ce vieux soldat avait surtout un air de franchise et de gaieté qui me prévient toujours favorablement. C’était sans doute un de ces troupiers que rien ne surprend, qui trouvent matière à rire dans la dernière grimace d’un camarade, l’ensevelissent ou le dépouillent gaiement, interpellent les boulets avec autorité, dont enfin les délibérations sont courtes, et qui fraterniseraient avec le diable.
Besides, he had that frank, good-humored expression which always impresses me favorably. He was without doubt one of those troopers who are surprised at nothing, who find matter for laughter in the contortions of a dying comrade, who bury or plunder him quite light-heartedly, who stand intrepidly in the way of bullets;—in fact, one of those men who waste no time in deliberation, and would not hesitate to make friends with the devil himself.
Après avoir regardé fort attentivement le propriétaire de la ménagerie au moment où il sortait de la loge, mon compagnon plissa ses lèvres de manière à formuler un dédain moqueur par cette espèce de moue significative que se permettent les hommes supérieurs pour se faire distinguer des dupes.
After looking very attentively at the proprietor of the menagerie getting out of his box, my companion pursed up his lips with an air of mockery and contempt, with that peculiar and expressive twist which superior people assume to show they are not taken in.
Aussi, quand je me récriai sur le courage de M. Martin, sourit-il et me dit-il d’un air capable, en hochant la tête:

» – Connu!

Then, when I was expatiating on the courage of M. Martin, he smiled, shook his head knowingly, and said,

‘Well known.’

» – Comment, connu ? lui répondis-je. Si vous voulez m’expliquer ce mystère, je vous serai très-obligé.
“‘How “well known”?’ I said. ‘If you would only explain me the mystery, I should be vastly obliged.’

» Après quelques instants, pendant lesquels nous fîmes connaissance, nous allâmes dîner dans le premier restaurant qui s’offrit à nos regards. Au dessert, une bouteille de vin de Champagne rendit aux souvenirs de ce curieux soldat toute leur clarté. Il me raconta son histoire, et je vis qu’il avait eu raison de s’écrier : Connu !
“After a few minutes, during which we made acquaintance, we went to dine at the first restauranteur’s whose shop caught our eye. At dessert a bottle of champagne completely refreshed and brightened up the memories of this odd old soldier. He told me his story, and I saw that he was right when he exclaimed, ‘Well known.’”

Rentrée chez elle, elle me fit tant d’agaceries, tant de promesses, que je consentis à lui rédiger la confidence du soldat. Le lendemain, elle reçut donc cet épisode d’une épopée qu’on pourrait intituler les Français en Égypte.
When she got home, she teased me to that extent, was so charming, and made so many promises, that I consented to communicate to her the confidences of the old soldier. Next day she received the following episode of an epic which one might call “The French in Egypt.”

….

The story continues here

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[:en]Auto Draft[:fr]UX – Effective Web Communication – #14[:]

[:en]Auto Draft[:fr]UX – Effective Web Communication – #14[:]

[:fr]The boys spent this essay question criticizing the multiple choice question, gotcha-ing a typo in the lesson, and otherwise wasted an hour. No one’s proud of this and outside the sky’s taken on the most eery orange I’ve seen since we left Mars.

From the Interaction Design Foundation:

​Question 1
How does persuasion work? (1 point)
By presenting an airtight case
By inviting your audience to view the world as you do
Through demonstrating your similarity with your audience

Essay Question
What are the demographic characteristics of your target audience? …
Choose the 3 most prominent of these characteristics to your target audience. Use your favorite search engine to conduct a search along the lines of “values of xxx”, … What are the most prominent values you’ve located? … Which of these values coincide with your company’s values? Which with your own personal values? … How can you reflect these shared values in your website?

And they also asked us to consider the language of our target audience.

From the WAP Staff:

First of all: Question 1 is stupid. Demonstrating similarities between yourself and your audience is one persuasion trick, not “how persuasion” works. Persuasion can be done more or less evilly. Persuading people to vote for you based on having an accent like theirs and sharing their prejudices is an evil way to persuade them to vote for you. Persuading people to vote for you by explaining to them how your policies will improve the community is a good way to persuade them to vote for you. You could make the case that good persuasion is done by convincing others to follow those aspects of themselves that are best, but the best aspects of a human being are all the same: the divine light within. And appealing to that is the opposite of appealing to narrow identity politics.

Second, look at this:
The above research, though from disparate academic disciplines converges ​

It needs a comma after “disciplines”.

Third: What’s the question?

Ah yes, our target audience.

[Responding to the list of demographics suggested by IDF]

Socioeconomics: enough money and leisure to buy a $4 ebook and possibly a $15 novelty tote.
Religion: We are desperately reaching out to all faiths and all points within the conservative-liberal theological spectrum. Note that we consider things like secular humanism, artism, sciencism, and who-cares-ism to be faiths. People have more than one faith. Our demographic should by rights be everyone, but perhaps people with more inclusive viewpoints would be more likely to bother with us than people with more fundamentalist leanings. At least in the beginning, before we win everyone over with Purest Love.
Region: English-speaking world, which is now everywhere.
Political leaning: Again, Something Deeperism [the position that there is a Truth and we humans Know It and must learn to better and better understand and follow It; but this Knowledge is not literal/definitive; it is more a process and a pointing-towards than the sort of thing you can catch in ideas and/or feelings] wants to connect with everyone and to help us all to build a common set of values upon which we can build a common future. We are seeking a faith from which we can all start. It must, however, be admitted that at least initially–before our good-intentions win over every heart, mind and soul–our readership may be more rather than less politically liberal.
Ethnicity: It is against our dogma to admit the existence of different races and ethnicities. All slides together as an interrelated ooze. I suppose that many in our readership will self-identify as “human beings first, with xyz race creed nationality profession or etc distant seconds”; but no one’s dogmas are perfect and we hope that a wide range of notions will read our book and be gently led to greater and greater wisdom. And let us not forget that not everyone has the luxury of this quiet perch.
Education: Our readership–were it to exist–would enjoy ideas and literature. I worry that this imagined readership will be disappointed by our first offering, in which case we’ll have no readership.
Gender: All genders beg all the time for Pure Love
Age: Adults

Values of theological liberals:

True Religion involves living the Truth rather than agreeing to any specific set of ideas about the Truth.
True Religion can be seen by its fruits: compassion, kindness, wisdom; and these fruits are not the sole possession of any one faith. So demand compassion, kindness and wisdom of yourself and others, not the recitation of a creed.
The point of religion is not historical details, but the Way the religion points towards. So don’t lose time, energy, and human connection arguing, for example, over whether or not Jesus really rose from the dead.

Every staff member shares these values. And they are enshrined in our company mission statement.

Values of book lovers: more liberal, less disciplined, value beautiful writing, engaging writing [https://www.psychologytoday.com/us/blog/media-spotlight/201504/being-book-lover]

The former is perhaps true of Wandering Albatross Press, but we don’t want to encourage narrow sectarianism and so will not discuss politics on the landing page. As to the latter: we are vehement supporters of discipline–at least we vehemently ​mean to be. We can’t seem to match our aspirations with our reality on this one, so we will not discuss this confusion on the landing page. On second thought, maybe we will: since it is a common problem and one our readers probably share.

We also value beautiful and engaging writing.

Valuable intellectual traits: What our readership is aiming for: intellectual curiosity, empathy, courage, autonomy, integrity, perseverance; fair-mindedness [http://www.criticalthinking.org/pages/valuable-intellectual-traits/528]

Staff and organization also value these traits.
Note that the old problem remains: the decent UX designer does not give people what their shallows think they want, but what their souls really want/need/are; however, while all humans deepdown long for these traits, our readership would, were we capable of writing a book worthy of having a readership, probably be more aware of their inner longing to develop these traits than the average bystander.

How can we reflect our shared values (meaning to be more disciplined than we are; beauitufl and engaging writing; Something Deeperist ethos [discussed in the values of theological liberals]; valuing intellectual traits like curiosity, empathy, courage, integrity … )??

We can be better organized. The landing page can point to an overview of Something Deeperism: a well-written, intellectually worthy overview and guide to essays on Something Deeperism (two birds with one stone). And the selection of writings can also link to a page introducing and organizing selections of other author’s writings we’ve culled from Project Gutenberg and laid out to dry on page after epage–that would be a way to share a love of good writing with our readership. Naturally, it would also be nice if we could write beautifully and engagingly throughout the site.
I’m not sure how to approach our shared sense of inadequate discipline. On the one hand, grovelling in it is counterproductive; on the other hand, pretending it away is also counterproductive. We’ll leave it as it is: peppered with confessions of our misgivings in our activities and their results.

Target audience’s language

Formality of language (very informal/much slang to very formal/no slang) – Varying, depending on the joke. The main thing our readership loves is a good literary joke.

Level of language (simple language to high vocabulary). Again, it depends on the joke.

Sentence length (short bursts or lengthy thoughts). All these depend on the joke employed in a given moment.

Level of business savvy reflected in language use (very savvy or somewhat clunky)

All this for five points? Where have I gone wrong in life?[:]

[:en]Auto Draft[:fr]IDF – How to use Design Thinking In Your Life?[:]

[:en]Auto Draft[:fr]IDF – How to use Design Thinking In Your Life?[:]

[:fr]​I’m trying to write an essay outlining the fundamental concepts of Something Deeperism (the general-philosophy/worldview that holds that humans have insight into the Truth, but this insight is poetic rather than literal [ie: accurate insight into the Truth is meaningful to all aspects of a human’s conscious moment–including the intellect–, but this insight not liable to precise definitions or intellectual or emotional certainties]). I’m not making much progress. Perhaps if I tried design thinking: empathize with my readers (why do I want to explain these ideas to them and to myself? What’s the point? Why do any of us matter and how could these theories actually be put to real meaningful use in human lives?); Define the problem (how to demonstrate that Something Deeperism could be true and is worth pursuing?; how to explain the path towards active insight into the Truth in a way that is intellectually, emotionally, and spiritually rigorous? and how to do all this without either author or 99.99999999% of the readership being Buddha-enlightened?); Ideate ? But I’ve been doing that part forever: talking to myself, jotting down notions; Prototype: again, I’ve been at it forever: writing essay after essay that doesn’t quite work; test: hmmm: who will bother with this project? I can’t pay them. I should make a list of the questions I want to be able to answer about Something Deeperism and then try to answer them and then have people read what I wrote and ask them to answer the same questions. Andy my ideating and prototyping could use more discipline.[:]

[:en]Auto Draft[:fr]IDF – Effective Web Communication #13[:]

[:en]Auto Draft[:fr]IDF – Effective Web Communication #13[:]

[:fr]The Interaction Design Foundation asked:

Consider the baseline message you want to send with your website.
On a scale of 1-10 (1= not at all, 10= extremely), what is the complexity of the message you have to deliver?
Given this complexity level, is rich media high in social presence more desirable? Or lean media low in social presence?
Given your response to number 2, what sensory channels would be optimal to employ in delivering your message?
For each channel identified in 3, what media stimulation can you provide?
For each media stimulation channel identified in 4, what can you reasonably do to help construct presence? (e.g. use high-definition video recording device)

Bartleby made up a terrible lie, the way kids will when trying to shove past an essay question. Complete bullshit:

​1-5. What is the baseline message of the landing page? We’d like people to buy the book and to otherwise read what we write. We’d like reading our works to be consciousness expanding. So it would be nice if the landing page communicated that we were worth reading and didn’t lie. That’s a fairly complex message and one that undermines itself with deception. Furthermore, what we’re selling is our writings; it makes sense to tell people we’re worthwhile authors in a video than in text. So our landing page should be lean in rich media and high in beautiful prose. A little visual finery is fine, but mostly we should just paint images with language. So the senses engaged could be all, but via the medium of writing. So presence will be created through beautiful, descriptive writing that touches the senses by waking them through the mind.

Question IDF
Response BW
Innocent Bystander: AW[:]

[:en]LA MAISON DU CHAT-QUI-PELOTE[:fr]LA MAISON DU CHAT-QUI-PELOTE[:]

[:en]LA MAISON DU CHAT-QUI-PELOTE[:fr]LA MAISON DU CHAT-QUI-PELOTE[:]

[:en]First Tale in La Comédie humaine / H de Balzac / 1829

LA MAISON DU CHAT-QUI-PELOTE.

DÉDIÉ A MADEMOISELLE MARIE DE MONTHEAU.

Au milieu de la rue Saint-Denis, presque au coin de la rue du Petit-Lion, existait naguère une de ces maisons précieuses qui donnent aux historiens la facilité de reconstruire par analogie l'ancien Paris. Les murs menaçants de cette bicoque semblaient avoir été bariolés d'hiéroglyphes. Quel autre nom le flâneur pouvait-il donner aux X et aux V que traçaient sur la façade les pièces de bois transversales ou diagonales dessinées dans le badigeon par de petites lézardes parallèles? Évidemment, au passage de toutes les voitures, chacune de ces solives s'agitait dans sa mortaise. Ce vénérable édifice était surmonté d'un toit triangulaire dont aucun modèle ne se verra bientôt plus à Paris. Cette couverture, tordue par les intempéries du climat parisien, s'avançait de trois pieds sur la rue, autant pour garantir des eaux pluviales le seuil de la porte, que pour abriter le mur d'un grenier et sa lucarne sans appui. Ce dernier étage était construit en planches clouées l'une sur l'autre comme des ardoises, afin sans doute de ne pas charger cette frêle maison.

Par une matinée pluvieuse, au mois de mars, un jeune homme, soigneusement enveloppé dans son manteau, se tenait sous l'auvent de la boutique qui se trouvait en face de ce vieux logis, et paraissait l'examiner avec un enthousiasme d'archéologue. A la vérité, 34 ce débris de la bourgeoisie du seizième siècle pouvait offrir à l'observateur plus d'un problème à résoudre. Chaque étage avait sa singularité. Au premier, quatre fenêtres longues, étroites, rapprochées l'une de l'autre, avaient des carreaux de bois dans leur partie inférieure, afin de produire ce jour douteux, à la faveur duquel un habile marchand prête aux étoffes la couleur souhaitée par ses chalands. Le jeune homme semblait plein de dédain pour cette partie essentielle de la maison, ses yeux ne s'y étaient pas encore arrêtés. Les fenêtres du second étage, dont les jalousies relevées laissaient voir, au travers de grands carreaux en verre de Bohême, de petits rideaux de mousseline rousse, ne l'intéressaient pas davantage. Son attention se portait particulièrement au troisième, sur d'humbles croisées dont le bois travaillé grossièrement aurait mérité d'être placé au Conservatoire des arts et métiers pour y indiquer les premiers efforts de la menuiserie française. Ces croisées avaient de petites vitres d'une couleur si verte, que, sans son excellente vue, le jeune homme n'aurait pu apercevoir les rideaux de toile à carreaux bleus qui cachaient les mystères de cet appartement aux yeux des profanes. Parfois, cet observateur, ennuyé de sa contemplation sans résultat, ou du silence dans lequel la maison était ensevelie, ainsi que tout le quartier, abaissait ses regards vers les régions inférieures. Un sourire involontaire se dessinait alors sur ses lèvres, quand il revoyait la boutique où se rencontraient en effet des choses assez risibles. Une formidable pièce de bois, horizontalement appuyée sur quatre piliers qui paraissaient courbés par le poids de cette maison décrépite, avait été rechampie d'autant de couches de diverses peintures que la joue d'une vieille duchesse en a reçu de rouge. Au milieu de cette large poutre mignardement sculptée se trouvait un antique tableau représentant un chat qui pelotait. Cette toile causait la gaieté du jeune homme. Mais il faut dire que le plus spirituel des peintres modernes n'inventerait pas de charge si comique. L'animal tenait dans une de ses pattes de devant une raquette aussi grande que lui, et se dressait sur ses pattes de derrière pour mirer une énorme balle que lui renvoyait un gentilhomme en habit brodé. Dessin, couleurs, accessoires, tout était traité de manière à faire croire que l'artiste avait voulu se moquer du marchand et des passants. En altérant cette peinture naïve, le temps l'avait rendue encore plus grotesque par quelques incertitudes qui devaient inquiéter de consciencieux flâneurs. 35 Ainsi la queue mouchetée du chat était découpée de telle sorte qu'on pouvait la prendre pour un spectateur, tant la queue des chats de nos ancêtres était grosse, haute et fournie. A droite du tableau, sur un champ d'azur qui déguisait imparfaitement la pourriture du bois, les passants lisaient Guillaume; et à gauche, successeur du sieur Chevrel. Le soleil et la pluie avaient rongé la plus grande partie de l'or moulu parcimonieusement appliqué sur les lettres de cette inscription, dans laquelle les U remplaçaient les V, et réciproquement, selon les lois de notre ancienne orthographe. Afin de rabattre l'orgueil de ceux qui croient que le monde devient de jour en jour plus spirituel, et que le moderne charlatanisme surpasse tout, il convient de faire observer ici que ces enseignes, dont l'étymologie semble bizarre à plus d'un négociant parisien, sont les tableaux morts de vivants tableaux à l'aide desquels nos espiègles ancêtres avaient réussi à amener les chalands dans leurs maisons. Ainsi la Truie-qui-file, le Singe-vert, etc., furent des animaux en cage dont l'adresse émerveillait les passants, et dont l'éducation prouvait la patience de l'industriel au quinzième siècle. De semblables curiosités enrichissaient plus vite leurs heureux possesseurs que les Providence, les Bonne-foi, les Grâce-de-Dieu et les Décollation de saint Jean-Baptiste qui se voient encore rue Saint-Denis. Cependant l'inconnu ne restait certes pas là pour admirer ce chat, qu'un moment d'attention suffisait à graver dans la mémoire. Ce jeune homme avait aussi ses singularités. Son manteau, plissé dans le goût des draperies antiques, laissait voir une élégante chaussure, d'autant plus remarquable au milieu de la boue parisienne, qu'il portait des bas de soie blancs dont les mouchetures attestaient son impatience. Il sortait sans doute d'une noce ou d'un bal; car à cette heure matinale il tenait à la main des gants blancs; et les boucles de ses cheveux noirs défrisés, éparpillées sur ses épaules, indiquaient une coiffure à la Caracalla, mise à la mode autant par l'école de David que par cet engouement pour les formes grecques et romaines qui marqua les premières années de ce siècle. Malgré le bruit que faisaient quelques maraîchers attardés passant au galop pour se rendre à la grande halle, cette rue si agitée avait alors un calme dont la magie n'est connue que de ceux qui ont erré dans Paris désert, à ces heures où son tapage, un moment apaisé, renaît et s'entend dans le lointain comme la grande voix de la mer. Cet étrange jeune homme devait être aussi curieux pour 36 les commerçants du Chat-qui-pelote, que le Chat-qui-pelote l'était pour lui. Une cravate éblouissante de blancheur rendait sa figure tourmentée encore plus pâle qu'elle ne l'était réellement. Le feu tour à tour sombre et pétillant que jetaient ses yeux noirs s'harmoniait avec les contours bizarres de son visage, avec sa bouche large et sinueuse qui se contractait en souriant. Son front, ridé par une contrariété violente, avait quelque chose de fatal. Le front n'est-il pas ce qui se trouve de plus prophétique en l'homme? Quand celui de l'inconnu exprimait la passion, les plis qui s'y formaient causaient une sorte d'effroi par la vigueur avec laquelle ils se prononçaient; mais lorsqu'il reprenait son calme, si facile à troubler, il y respirait une grâce lumineuse qui rendait attrayante cette physionomie où la joie, la douleur, l'amour, la colère, le dédain éclataient d'une manière si communicative que l'homme le plus froid en devait être impressionné. Cet inconnu se dépitait si bien au moment où l'on ouvrit précipitamment la lucarne du grenier, qu'il n'y vit pas apparaître trois joyeuses figures rondelettes, blanches, roses, mais aussi communes que le sont les figures du Commerce sculptées sur certains monuments. Ces trois faces, encadrées par la lucarne, rappelaient les têtes d'anges bouffis semés dans les nuages qui accompagnent le Père éternel. Les apprentis respirèrent les émanations de la rue avec une avidité qui démontrait combien l'atmosphère de leur grenier était chaude et méphitique. Après avoir indiqué ce singulier factionnaire, le commis qui paraissait être le plus jovial disparut et revint en tenant à la main un instrument dont le métal inflexible a été récemment remplacé par un cuir souple; puis tous prirent une expression malicieuse en regardant le badaud qu'ils aspergèrent d'une pluie fine et blanchâtre dont le parfum prouvait que les trois mentons venaient d'être rasés. Élevés sur la pointe de leurs pieds et réfugiés au fond de leur grenier pour jouir de la colère de leur victime, les commis cessèrent de rire en voyant l'insouciant dédain avec lequel le jeune homme secoua son manteau, et le profond mépris que peignit sa figure quand il leva les yeux sur la lucarne vide. En ce moment, une main blanche et délicate fit remonter vers l'imposte la partie inférieure d'une des grossières croisées du troisième étage, au moyen de ces coulisses dont le tourniquet laisse souvent tomber à l'improviste le lourd vitrage qu'il doit retenir. Le passant fut alors récompensé de sa longue attente. La figure d'une jeune fille, fraîche comme un de ces blancs calices qui fleurissent 37 au sein des eaux, se montra couronnée d'une ruche en mousseline froissée qui donnait à sa tête un air d'innocence admirable. Quoique couverts d'une étoffe brune, son cou, ses épaules s'apercevaient, grâce à de légers interstices ménagés par les mouvements du sommeil. Aucune expression de contrainte n'altérait ni l'ingénuité de ce visage, ni le calme de ces yeux immortalisés par avance dans les sublimes compositions de Raphaël: c'était la même grâce, la même tranquillité de ces vierges devenues proverbiales. Il existait un charmant contraste produit par la jeunesse des joues de cette figure, sur laquelle le sommeil avait comme mis en relief une surabondance de vie, et par la vieillesse de cette fenêtre massive aux contours grossiers, dont l'appui était noir. Semblable à ces fleurs de jour qui n'ont pas encore au matin déplié leur tunique roulée par le froid des nuits, la jeune fille, à peine éveillée, laissa errer ses yeux bleus sur les toits voisins et regarda le ciel; puis, par une sorte d'habitude, elle les baissa sur les sombres régions de la rue, où ils rencontrèrent aussitôt ceux de son adorateur. La coquetterie la fit sans doute souffrir d'être vue en déshabillé, elle se retira vivement en arrière, le tourniquet tout usé tourna, la croisée redescendit avec cette rapidité qui, de nos jours, a valu un nom odieux à cette naïve invention de nos ancêtres, et la vision disparut. Il semblait à ce jeune homme que la plus brillante des étoiles du matin avait été soudain cachée par un nuage.

Pendant ces petits événements, les lourds volets intérieurs qui défendaient le léger vitrage de la boutique du Chat-qui-pelote avaient été enlevés comme par magie. La vieille porte à heurtoir fut repliée sur le mur intérieur de la maison par un serviteur vraisemblablement contemporain de l'enseigne, qui d'une main tremblante y attacha le morceau de drap carré sur lequel était brodé en soie jaune le nom de Guillaume, successeur de Chevrel. Il eût été difficile à plus d'un passant de deviner le genre de commerce de monsieur Guillaume. A travers les gros barreaux de fer qui protégeaient extérieurement sa boutique, à peine y apercevait-on des paquets enveloppés de toile brune aussi nombreux que des harengs quand ils traversent l'Océan. Malgré l'apparente simplicité de cette gothique façade, monsieur Guillaume était, de tous les marchands drapiers de Paris, celui dont les magasins se trouvaient toujours le mieux fournis, dont les relations avaient le plus d'étendue, et dont la probité commerciale était la plus exacte. Si quelques-uns de ses 38 confrères avaient conclu des marchés avec le gouvernement, sans avoir la quantité de drap voulue, il était toujours prêt à la leur livrer, quelque considérable que fût le nombre de pièces soumissionnées. Le rusé négociant connaissait mille manières de s'attribuer le plus fort bénéfice sans se trouver obligé, comme eux, de courir chez des protecteurs, y faire des bassesses ou de riches présents. Si les confrères ne pouvaient le payer qu'en excellentes traites un peu longues, il indiquait son notaire comme un homme accommodant, et savait encore tirer une seconde mouture du sac, grâce à cet expédient qui faisait dire proverbialement aux négociants de la rue Saint-Denis:—Dieu vous garde du notaire de monsieur Guillaume! pour désigner un escompte onéreux. Le vieux négociant se trouva debout comme par miracle, sur le seuil de sa boutique, au moment où le domestique se retira. Monsieur Guillaume regarda la rue Saint-Denis, les boutiques voisines et le temps, comme un homme qui débarque au Havre et revoit la France après un long voyage. Bien convaincu que rien n'avait changé pendant son sommeil, il aperçut alors le passant en faction, qui, de son côté, contemplait le patriarche de la draperie, comme Humboldt dut examiner le premier gymnote électrique qu'il vit en Amérique. Monsieur Guillaume portait de larges culottes de velours noir, des bas chinés et des souliers carrés à boucles d'argent. Son habit à pans carrés, à basques carrées, à collet carré, enveloppait son corps, légèrement voûté, d'un drap verdâtre garni de grands boutons en métal blanc mais rougis par l'usage. Ses cheveux gris étaient si exactement aplatis et peignés sur son crâne jaune, qu'ils le faisaient ressembler à un champ sillonné. Ses petits yeux verts, percés comme avec une vrille, flamboyaient sous deux arcs marqués d'une faible rougeur à défaut de sourcils. Les inquiétudes avaient tracé sur son front des rides horizontales aussi nombreuses que les plis de son habit. Cette figure blême annonçait la patience, la sagesse commerciale, et l'espèce de cupidité rusée que réclament les affaires. A cette époque on voyait moins rarement qu'aujourd'hui de ces vieilles familles où se conservaient, comme de précieuses traditions, les mœurs, les costumes caractéristiques de leurs professions, et restées au milieu de la civilisation nouvelle comme ces débris antédiluviens retrouvés par Cuvier dans les carrières. Le chef de la famille Guillaume était un de ces notables gardiens des anciens usages: on le surprenait à regretter 39 le Prévôt des Marchands, et jamais il ne parlait d'un jugement du tribunal de commerce sans le nommer la sentence des consuls. C'était sans doute en vertu de ces coutumes que, levé le premier de sa maison, il attendait de pied ferme l'arrivée de ses trois commis, pour les gourmander en cas de retard. Ces jeunes disciples de Mercure ne connaissaient rien de plus redoutable que l'activité silencieuse avec laquelle le patron scrutait leurs visages et leurs mouvements, le lundi matin, en y recherchant les preuves ou les traces de leurs escapades. Mais, en ce moment, le vieux drapier ne fit aucune attention à ses apprentis. Il était occupé à chercher le motif de la sollicitude avec laquelle le jeune homme en bas de soie et en manteau portait alternativement les yeux sur son enseigne et sur les profondeurs de son magasin. Le jour, devenu plus éclatant, permettait d'y apercevoir le bureau grillagé, entouré de rideaux en vieille soie verte, où se tenaient les livres immenses, oracles muets de la maison. Le trop curieux étranger semblait convoiter ce petit local, y prendre le plan d'une salle à manger latérale, éclairée par un vitrage pratiqué dans le plafond, et d'où la famille réunie devait facilement voir, pendant ses repas, les plus légers accidents qui pouvaient arriver sur le seuil de la boutique. Un si grand amour pour son logis paraissait suspect à un négociant qui avait subi le régime de la Terreur. Monsieur Guillaume pensait donc assez naturellement que cette figure sinistre en voulait à la caisse du Chat-qui-pelote. Après avoir discrètement joui du duel muet qui avait lieu entre son patron et l'inconnu, le plus âgé des commis hasarda de se placer sur la dalle où était monsieur Guillaume, en voyant le jeune homme contempler à la dérobée les croisées du troisième. Il fit deux pas dans la rue, leva la tête, et crut avoir aperçu mademoiselle Augustine Guillaume qui se retirait avec précipitation. Mécontent de la perspicacité de son premier commis, le drapier lui lança un regard de travers; mais tout à coup les craintes mutuelles que la présence de ce passant excitait dans l'âme du marchand et de l'amoureux commis se calmèrent. L'inconnu héla un fiacre qui se rendait à une place voisine, et y monta rapidement en affectant une trompeuse indifférence. Ce départ mit un certain baume dans le cœur des autres commis, assez inquiets de retrouver la victime de leur plaisanterie.

—Hé bien, messieurs, qu'avez-vous donc à rester là, les bras croisés? dit monsieur Guillaume à ses trois néophytes. Mais autrefois, 40 sarpejeu! quand j'étais chez le sieur Chevrel, j'avais déjà visité plus de deux pièces de drap.

—Il faisait donc jour de meilleure heure, dit le second commis que cette tâche concernait.

Le vieux négociant ne put s'empêcher de sourire. Quoique deux de ces trois jeunes gens, confiés à ses soins par leurs pères, riches manufacturiers de Louviers et Sedan, n'eussent qu'à demander cent mille francs pour les avoir, le jour où ils seraient en âge de s'établir, Guillaume croyait de son devoir de les tenir sous la férule d'un antique despotisme inconnu de nos jours dans les brillants magasins modernes dont les commis veulent être riches à trente ans: il les faisait travailler comme des nègres. A eux trois, ces commis suffisaient à une besogne qui aurait mis sur les dents dix de ces employés dont le sybaritisme enfle aujourd'hui les colonnes du budget. Aucun bruit ne troublait la paix de cette maison solennelle, où les gonds semblaient toujours huilés, et dont le moindre meuble avait cette propreté respectable qui annonce un ordre et une économie sévères. Souvent, le plus espiègle des commis s'était amusé à écrire sur le fromage de Gruyère qu'on leur abandonnait au déjeuner, et qu'ils se plaisaient à respecter, la date de sa réception primitive. Cette malice et quelques autres semblables faisaient parfois sourire la plus jeune des deux filles de Guillaume, la jolie vierge qui venait d'apparaître au passant enchanté. Quoique chacun des apprentis, et même le plus ancien, payât une forte pension, aucun d'eux n'eût été assez hardi pour rester à la table du patron au moment où le dessert y était servi. Lorsque madame Guillaume parlait d'accommoder la salade, ces pauvres jeunes gens tremblaient en songeant avec quelle parcimonie sa prudente main savait y épancher l'huile. Il ne fallait pas qu'ils s'avisassent de passer une nuit dehors, sans avoir donné longtemps à l'avance un motif plausible à cette irrégularité. Chaque dimanche, et à tour de rôle, deux commis accompagnaient la famille Guillaume à la messe de Saint-Leu et aux vêpres. Mesdemoiselles Virginie et Augustine, modestement vêtues d'indienne, prenaient chacune le bras d'un commis et marchaient en avant, sous les yeux perçants de leur mère, qui fermait ce petit cortége domestique avec son mari accoutumé par elle à porter deux gros paroissiens reliés en maroquin noir. Le second commis n'avait pas d'appointements. Quant à celui que douze ans de persévérance et de discrétion initiaient aux 41 secrets de la maison, il recevait huit cents francs en récompense de ses labeurs. A certaines fêtes de famille, il était gratifié de quelques cadeaux auxquels la main sèche et ridée de madame Guillaume donnait seule du prix: des bourses en filet, qu'elle avait soin d'emplir de coton pour faire valoir leurs dessins à jour; des bretelles fortement conditionnées, ou des paires de bas de soie bien lourdes. Quelquefois, mais rarement, ce premier ministre était admis à partager les plaisirs de la famille soit quand elle allait à la campagne, soit quand après des mois d'attente elle se décidait à user de son droit à demander, en louant une loge, une pièce à laquelle Paris ne pensait plus. Quant aux deux autres commis, la barrière de respect qui séparait jadis un maître drapier de ses apprentis était placée si fortement entre eux et le vieux négociant, qu'il leur eût été plus facile de voler une pièce de drap que de déranger cette auguste étiquette. Cette réserve peut paraître ridicule aujourd'hui. Néanmoins, ces vieilles maisons étaient des écoles de mœurs et de probité. Les maîtres adoptaient leurs apprentis. Le linge d'un jeune homme était soigné, réparé, quelquefois renouvelé par la maîtresse de la maison. Un commis tombait-il malade, il devenait l'objet de soins vraiment maternels. En cas de danger, le patron prodiguait son argent pour appeler les plus célèbres docteurs; car il ne répondait pas seulement des mœurs et du savoir de ces jeunes gens à leurs parents. Si l'un d'eux, honorable par le caractère, éprouvait quelque désastre, ces vieux négociants savaient apprécier l'intelligence qu'ils avaient développée, et n'hésitaient pas à confier le bonheur de leurs filles à celui auquel ils avaient pendant longtemps confié leurs fortunes. Guillaume était un de ces hommes antiques; et s'il en avait les ridicules, il en avait toutes les qualités. Aussi Joseph Lebas, son premier commis, orphelin et sans fortune, était-il, dans son idée, le futur époux de Virginie sa fille aînée. Mais Joseph ne partageait point les pensées symétriques de son patron, qui, pour un empire, n'aurait pas marié sa seconde fille avant la première. L'infortuné commis se sentait le cœur entièrement pris pour mademoiselle Augustine la cadette. Afin de justifier cette passion qui avait grandi secrètement, il est nécessaire de pénétrer plus avant dans les ressorts du gouvernement absolu qui régissait la maison du vieux marchand drapier.

Guillaume avait deux filles. L'aînée, mademoiselle Virginie, était 42 tout le portrait de sa mère. Madame Guillaume, fille du sieur Chevrel, se tenait si droite sur la banquette de son comptoir, que plus d'une fois elle avait entendu des plaisants parier qu'elle y était empalée. Sa figure maigre et longue trahissait une dévotion outrée. Sans grâces et sans manières aimables, madame Guillaume ornait habituellement sa tête presque sexagénaire d'un bonnet dont la forme était invariable et garni de barbes comme celui d'une veuve. Tout le voisinage l'appelait la sœur tourière. Sa parole était brève, et ses gestes avaient quelque chose des mouvements saccadés d'un télégraphe. Son œil, clair comme celui d'un chat, semblait en vouloir à tout le monde de ce qu'elle était laide. Mademoiselle Virginie, élevée comme sa jeune sœur sous les lois despotiques de leur mère, avait atteint l'âge de vingt-huit ans. La jeunesse atténuait l'air disgracieux que sa ressemblance avec sa mère donnait parfois à sa figure; mais la rigueur maternelle l'avait dotée de deux grandes qualités qui pouvaient tout contre-balancer: elle était douce et patiente. Mademoiselle Augustine, à peine âgée de dix-huit ans, ne ressemblait ni à son père ni à sa mère. Elle était de ces filles qui, par l'absence de tout lien physique avec leurs parents, font croire à ce dicton de prude: Dieu donne les enfants. Augustine était petite, ou, pour la mieux peindre, mignonne. Gracieuse et pleine de candeur, un homme du monde n'aurait pu reprocher à cette charmante créature que des gestes mesquins ou certaines attitudes communes, et parfois de la gêne. Sa figure silencieuse et immobile respirait cette mélancolie passagère qui s'empare de toutes les jeunes filles trop faibles pour oser résister aux volontés d'une mère. Toujours modestement vêtues, les deux sœurs ne pouvaient satisfaire la coquetterie innée chez la femme que par un luxe de propreté qui leur allait à merveille et les mettait en harmonie avec ces comptoirs luisants, avec ces rayons sur lesquels le vieux domestique ne souffrait pas un grain de poussière, avec la simplicité antique de tout ce qui se voyait autour d'elles. Obligées par leur genre de vie à chercher des éléments de bonheur dans des travaux obstinés, Augustine et Virginie n'avaient donné jusqu'alors que du contentement à leur mère, qui s'applaudissait secrètement de la perfection du caractère de ses deux filles. Il est facile d'imaginer les résultats de l'éducation qu'elles avaient reçue. Élevées pour le commerce, habituées à n'entendre que des raisonnements et des calculs tristement mercantiles, n'ayant étudié que la grammaire, la tenue des 43 livres, un peu d'histoire juive, l'histoire de France dans Le Ragois, et ne lisant que les auteurs dont la lecture leur était permise par leur mère, leurs idées n'avaient pas pris beaucoup d'étendue; elles savaient parfaitement tenir un ménage, elles connaissaient le prix des choses, elles appréciaient les difficultés que l'on éprouve à amasser l'argent, elles étaient économes et portaient un grand respect aux qualités du négociant. Malgré la fortune de leur père, elles étaient aussi habiles à faire des reprises qu'à festonner; souvent leur mère parlait de leur apprendre la cuisine afin qu'elles sussent bien ordonner un dîner, et pussent gronder une cuisinière en connaissance de cause. Ignorant les plaisirs du monde et voyant comment s'écoulait la vie exemplaire de leurs parents, elles ne jetaient que bien rarement leurs regards au delà de l'enceinte de cette vieille maison patrimoniale qui, pour leur mère, était l'univers. Les réunions occasionnées par les solennités de famille formaient tout l'avenir de leurs joies terrestres. Quand le grand salon situé au second étage devait recevoir madame Roguin, une demoiselle Chevrel, de quinze ans moins âgée que sa cousine et qui portait des diamants; le jeune Rabourdin, sous-chef aux Finances; monsieur César Birotteau, riche parfumeur, et sa femme appelée madame César; monsieur Camusot, le plus riche négociant en soieries de la rue des Bourdonnais; deux ou trois vieux banquiers, et des femmes irréprochables; les apprêts nécessités par la manière dont l'argenterie, les porcelaines de Saxe, les bougies, les cristaux étaient empaquetés faisaient une diversion à la vie monotone de ces trois femmes qui allaient et venaient, en se donnant autant de mouvement que des religieuses pour la réception d'un évêque. Puis quand, le soir, fatiguées toutes trois d'avoir essuyé, frotté, déballé, mis en place les ornements de la fête, les deux jeunes filles aidaient leur mère à se coucher, madame Guillaume leur disait:—Nous n'avons rien fait aujourd'hui, mes enfants! Lorsque, dans ces assemblées solennelles, la sœur tourière permettait de danser en confinant les parties de boston, de wisk et de trictrac dans sa chambre à coucher, cette concession était comptée parmi les félicités les plus inespérées, et causait un bonheur égal à celui d'aller à deux ou trois grands bals où Guillaume menait ses filles à l'époque du carnaval. Enfin, une fois par an, l'honnête drapier donnait une fête pour laquelle rien n'était épargné. Quelque riches et élégantes que fussent les personnes invitées, elles se gardaient bien d'y manquer; car 44 les maisons les plus considérables de la place avaient recours à l'immense crédit, à la fortune ou à la vieille expérience de monsieur Guillaume. Mais les deux filles de ce digne négociant ne profitaient pas autant qu'on pourrait le supposer des enseignements que le monde offre à de jeunes âmes. Elles apportaient dans ces réunions, inscrites d'ailleurs sur le carnet d'échéances de la maison, des parures dont la mesquinerie les faisait rougir. Leur manière de danser n'avait rien de remarquable, et la surveillance maternelle ne leur permettait pas de soutenir la conversation autrement que par Oui et Non avec leurs cavaliers. Puis la loi de la vieille enseigne du Chat-qui-pelote leur ordonnait d'être rentrées à onze heures, moment où les bals et les fêtes commencent à s'animer. Ainsi leurs plaisirs, en apparence assez conformes à la fortune de leur père, devenaient souvent insipides par des circonstances qui tenaient aux habitudes et aux principes de cette famille. Quant à leur vie habituelle, une seule observation achèvera de la peindre. Madame Guillaume exigeait que ses deux filles fussent habillées de grand matin, qu'elles descendissent tous les jours à la même heure, et soumettait leurs occupations à une régularité monastique. Cependant Augustine avait reçu du hasard une âme assez élevée pour sentir le vide de cette existence. Parfois ses yeux bleus se relevaient comme pour interroger les profondeurs de cet escalier sombre et de ces magasins humides. Après avoir sondé ce silence de cloître, elle semblait écouter de loin de confuses révélations de cette vie passionnée qui met les sentiments à un plus haut prix que les choses. En ces moments son visage se colorait, ses mains inactives laissaient tomber la blanche mousseline sur le chêne poli du comptoir, et bientôt sa mère lui disait d'une voix qui restait toujours aigre même dans les tons les plus doux:—Augustine! à quoi pensez-vous donc, mon bijou? Peut-être Hippolyte comte de Douglas et le Comte de Comminges, deux romans trouvés par Augustine dans l'armoire d'une cuisinière récemment renvoyée par madame Guillaume, contribuèrent-ils à développer les idées de cette jeune fille qui les avait furtivement dévorés pendant les longues nuits de l'hiver précédent. Les expressions de désir vague, la voix douce, la peau de jasmin et les yeux bleus d'Augustine avaient donc allumé dans l'âme du pauvre Lebas un amour aussi violent que respectueux. Par un caprice facile à comprendre, Augustine ne se sentait aucun goût pour l'orphelin: peut-être était-ce 45 parce qu'elle ne se savait pas aimée. En revanche, les longues jambes, les cheveux châtains, les grosses mains et l'encolure vigoureuse du premier commis avaient trouvé une secrète admiratrice dans mademoiselle Virginie, qui, malgré ses cinquante mille écus de dot, n'était demandée en mariage par personne. Rien de plus naturel que ces deux passions inverses nées dans le silence de ces comptoirs obscurs comme fleurissent des violettes dans la profondeur d'un bois. La muette et constante contemplation qui réunissait les yeux de ces jeunes gens par un besoin violent de distraction au milieu de travaux obstinés et d'une paix religieuse, devait tôt ou tard exciter des sentiments d'amour. L'habitude de voir une figure y fait découvrir insensiblement les qualités de l'âme, et finit par en effacer les défauts.

—Au train dont y va cet homme, nos filles ne tarderont pas à se mettre à genoux devant un prétendu! se dit monsieur Guillaume en lisant le premier décret par lequel Napoléon anticipa sur les classes de conscrits.

Dès ce jour, désespéré de voir sa fille aînée se faner, le vieux marchand se souvint d'avoir épousé mademoiselle Chevrel à peu près dans la situation où se trouvaient Joseph Lebas et Virginie. Quelle belle affaire que de marier sa fille et d'acquitter une dette sacrée, en rendant à un orphelin le bienfait qu'il avait reçu jadis de son prédécesseur dans les mêmes circonstances! Agé de trente-trois ans, Joseph Lebas pensait aux obstacles que quinze ans de différence mettaient entre Augustine et lui. Trop perspicace d'ailleurs pour ne pas deviner les desseins de monsieur Guillaume, il en connaissait assez les principes inexorables pour savoir que jamais la cadette ne se marierait avant l'aînée. Le pauvre commis, dont le cœur était aussi excellent que ses jambes étaient longues et son buste épais, souffrait donc en silence.

Tel était l'état des choses dans cette petite république, qui, au milieu de la rue Saint-Denis, ressemblait assez à une succursale de la Trappe. Mais pour rendre un compte exact des événements extérieurs comme des sentiments, il est nécessaire de remonter à quelques mois avant la scène par laquelle commence cette histoire. A la nuit tombante, un jeune homme passant devant l'obscure boutique du Chat-qui-pelote y était resté un moment en contemplation à l'aspect d'un tableau qui aurait arrêté tous les peintres du monde. Le magasin, n'étant pas encore éclairé, formait un plan 46 noir au fond duquel se voyait la salle à manger du marchand. Une lampe astrale y répandait ce jour jaune qui donne tant de grâce aux tableaux de l'école hollandaise. Le linge blanc, l'argenterie, les cristaux formaient de brillants accessoires qu'embellissaient encore de vives oppositions entre l'ombre et la lumière. La figure du père de famille et celle de sa femme, les visages des commis et les formes pures d'Augustine, à deux pas de laquelle se tenait une grosse fille joufflue, composaient un groupe si curieux; ces têtes étaient si originales, et chaque caractère avait une expression si franche; on devinait si bien la paix, le silence et la modeste vie de cette famille, que, pour un artiste accoutumé à exprimer la nature, il y avait quelque chose de désespérant à vouloir rendre cette scène fortuite. Ce passant était un jeune peintre, qui, sept ans auparavant, avait remporté le grand prix de peinture. Il revenait de Rome. Son âme nourrie de poésie, ses yeux rassasiés de Raphaël et de Michel-Ange, avaient soif de la nature vraie, après une longue habitation du pays pompeux où l'art a jeté partout son grandiose. Faux ou juste, tel était son sentiment personnel. Abandonné longtemps à la fougue des passions italiennes, son cœur demandait une de ces vierges modestes et recueillies que, malheureusement, il n'avait su trouver qu'en peinture à Rome. De l'enthousiasme imprimé à son âme exaltée par le tableau naturel qu'il contemplait, il passa naturellement à une profonde admiration pour la figure principale: Augustine paraissait pensive et ne mangeait point; par une disposition de la lampe dont la lumière tombait entièrement sur son visage, son buste semblait se mouvoir dans un cercle de feu qui détachait plus vivement les contours de sa tête et l'illuminait d'une manière quasi surnaturelle. L'artiste la compara involontairement à un ange exilé qui se souvient du ciel. Une sensation presque inconnue, un amour limpide et bouillonnant inonda son cœur. Après être demeuré pendant un moment comme écrasé sous le poids de ses idées, il s'arracha à son bonheur, rentra chez lui, ne mangea pas, ne dormit point. Le lendemain, il entra dans son atelier pour n'en sortir qu'après avoir déposé sur une toile la magie de cette scène dont le souvenir l'avait en quelque sorte fanatisé. Sa félicité fut incomplète tant qu'il ne posséda pas un fidèle portrait de son idole. Il passa plusieurs fois devant la maison du Chat-qui-pelote; il osa même y entrer une ou deux fois sous le masque d'un déguisement, afin de voir de plus près la ravissante 47 créature que madame Guillaume couvrait de son aile. Pendant huit mois entiers, adonné à son amour, à ses pinceaux, il resta invisible pour ses amis les plus intimes, oubliant le monde, la poésie, le théâtre, la musique, et ses plus chères habitudes. Un matin, Girodet força toutes ces consignes que les artistes connaissent et savent éluder, parvint à lui, et le réveilla par cette demande:—Que mettras-tu au Salon? L'artiste saisit la main de son ami, l'entraîne à son atelier, découvre un petit tableau de chevalet et un portrait. Après une lente et avide contemplation des deux chefs-d'œuvre, Girodet saute au cou de son camarade et l'embrasse, sans trouver de paroles. Ses émotions ne pouvaient se rendre que comme il les sentait, d'âme à âme.

—Tu es amoureux? dit Girodet.

Tous deux savaient que les plus beaux portraits de Titien, de Raphaël et de Léonard de Vinci sont dus à des sentiments exaltés, qui, sous diverses conditions, engendrent d'ailleurs tous les chefs-d'œuvre. Pour toute réponse, le jeune artiste inclina la tête.

—Es-tu heureux de pouvoir être amoureux ici, en revenant d'Italie! Je ne te conseille pas de mettre de telles œuvres au Salon, ajouta le grand peintre. Vois-tu, ces deux tableaux n'y seraient pas sentis. Ces couleurs vraies, ce travail prodigieux ne peuvent pas encore être appréciés, le public n'est plus accoutumé à tant de profondeur. Les tableaux que nous peignons, mon bon ami, sont des écrans, des paravents. Tiens, faisons plutôt des vers, et traduisons les Anciens! il y a plus de gloire à en attendre, que de nos malheureuses toiles.

Malgré cet avis charitable, les deux toiles furent exposées. La scène d'intérieur fit une révolution dans la peinture. Elle donna naissance à ces tableaux de genre dont la prodigieuse quantité importée à toutes nos expositions, pourrait faire croire qu'ils s'obtiennent par des procédés purement mécaniques. Quant au portrait, il est peu d'artistes qui ne gardent le souvenir de cette toile vivante à laquelle le public, quelquefois juste en masse, laissa la couronne que Girodet y plaça lui-même. Les deux tableaux furent entourés d'une foule immense. On s'y tua, comme disent les femmes. Des spéculateurs, des grands seigneurs couvrirent ces deux toiles de doubles napoléons, l'artiste refusa obstinément de les vendre, et refusa d'en faire des copies. On lui offrit une somme énorme pour les laisser graver, les marchands ne furent pas plus heureux que 48 ne l'avaient été les amateurs. Quoique cette aventure fît du bruit dans le monde, elle n'était pas de nature à parvenir au fond de la petite Thébaïde de la rue Saint-Denis. Néanmoins, en venant faire une visite à madame Guillaume, la femme du notaire parla de l'exposition devant Augustine, qu'elle aimait beaucoup, et lui en expliqua le but. Le babil de madame Roguin inspira naturellement à Augustine le désir de voir les tableaux, et la hardiesse de demander secrètement à sa cousine de l'accompagner au Louvre. La cousine réussit dans la négociation qu'elle entama auprès de madame Guillaume, pour obtenir la permission d'arracher sa petite cousine à ses tristes travaux pendant environ deux heures. La jeune fille pénétra donc, à travers la foule, jusqu'au tableau couronné. Un frisson la fit trembler comme une feuille de bouleau, quand elle se reconnut. Elle eut peur et regarda autour d'elle pour rejoindre madame Roguin, de qui elle avait été séparée par un flot de monde. En ce moment ses yeux effrayés rencontrèrent la figure enflammée du jeune peintre. Elle se rappela tout à coup la physionomie d'un promeneur que, curieuse, elle avait souvent remarqué, en croyant que c'était un nouveau voisin.

—Vous voyez ce que l'amour m'a fait faire, dit l'artiste à l'oreille de la timide créature qui resta tout épouvantée de ces paroles.

Elle trouva un courage surnaturel pour fendre la presse, et pour rejoindre sa cousine encore occupée à percer la masse du monde qui l'empêchait d'arriver jusqu'au tableau.

—Vous seriez étouffée, s'écria Augustine, partons!

Mais il se rencontre, au Salon, certains moments pendant lesquels deux femmes ne sont pas toujours libres de diriger leurs pas dans les galeries. Mademoiselle Guillaume et sa cousine furent poussées à quelques pas du second tableau, par suite des mouvements irréguliers que la foule leur imprima. Le hasard voulut qu'elles eussent la facilité d'approcher ensemble de la toile illustrée par la mode, d'accord cette fois avec le talent. La femme du notaire fit une exclamation de surprise perdue dans le brouhaha et les bourdonnements de la foule; mais Augustine pleura involontairement à l'aspect de cette merveilleuse scène. Puis, par un sentiment presque inexplicable, elle mit un doigt sur ses lèvres en apercevant à deux pas d'elle la figure extatique du jeune artiste. L'inconnu répondit par un signe de tête et désigna madame Roguin, 49 comme un trouble-fête, afin de montrer à Augustine qu'elle était comprise. Cette pantomime jeta comme un brasier dans le corps de la pauvre fille qui se trouva criminelle, en se figurant qu'il venait de se conclure un pacte entre elle et l'artiste. Une chaleur étouffante, le continuel aspect des plus brillantes toilettes, et l'étourdissement que produisait sur Augustine la vérité des couleurs, la multitude des figures vivantes ou peintes, la profusion des cadres d'or, lui firent éprouver une espèce d'enivrement qui redoubla ses craintes. Elle se serait peut-être évanouie, si, malgré ce chaos de sensations, il ne s'était élevé au fond de son cœur une jouissance inconnue qui vivifia tout son être. Néanmoins, elle se crut sous l'empire de ce démon dont les terribles piéges lui étaient prédits par la voix tonnante des prédicateurs. Ce moment fut pour elle comme un moment de folie. Elle se vit accompagnée jusqu'à la voiture de sa cousine par ce jeune homme resplendissant de bonheur et d'amour. En proie à une irritation toute nouvelle, à une ivresse qui la livrait en quelque sorte à la nature, Augustine écouta la voix éloquente de son cœur, et regarda plusieurs fois le jeune peintre en laissant paraître le trouble dont elle était saisie. Jamais l'incarnat de ses joues n'avait formé de plus vigoureux contrastes avec la blancheur de sa peau. L'artiste aperçut alors cette beauté dans toute sa fleur, cette pudeur dans toute sa gloire. Augustine éprouva une sorte de joie mêlée de terreur, en pensant que sa présence causait la félicité de celui dont le nom était sur toutes les lèvres, dont le talent donnait l'immortalité à de passagères images. Elle était aimée! il lui était impossible d'en douter. Quand elle ne vit plus l'artiste, elle entendit encore retentir dans son cœur ces paroles simples:—«Vous voyez ce que l'amour m'a fait faire.» Et les palpitations devenues plus profondes lui semblèrent une douleur, tant son sang plus ardent réveilla dans son corps de puissances inconnues. Elle feignit d'avoir un grand mal de tête pour éviter de répondre aux questions de sa cousine relativement aux tableaux; mais, au retour, madame Roguin ne put s'empêcher de parler à madame Guillaume de la célébrité obtenue par le Chat-qui-pelote, et Augustine trembla de tous ses membres en entendant dire à sa mère qu'elle irait au Salon pour y voir sa maison. La jeune fille insista de nouveau sur sa souffrance, et obtint la permission d'aller se coucher.

—Voilà ce qu'on gagne à tous ces spectacles, s'écria monsieur 50 Guillaume, des maux de tête. Est-ce donc bien amusant de voir en peinture ce qu'on rencontre tous les jours dans notre rue! Ne me parlez pas de ces artistes qui sont, comme vos auteurs, des meurt-de-faim. Que diable ont-ils besoin de prendre ma maison pour la vilipender dans leurs tableaux?

—Cela pourra nous faire vendre quelques aunes de drap de plus, dit Joseph Lebas.

Cette observation n'empêcha pas que les arts et la pensée ne fussent condamnés encore une fois au tribunal du Négoce. Comme on doit bien le penser, ces discours ne donnèrent pas grand espoir à Augustine. Elle eut toute la nuit pour se livrer à la première méditation de l'amour. Les événements de cette journée furent comme un songe qu'elle se plut à reproduire dans sa pensée. Elle s'initia aux craintes, aux espérances, aux remords, à toutes ces ondulations de sentiment qui devaient bercer un cœur simple et timide comme le sien. Quel vide elle reconnut dans cette noire maison, et quel trésor elle trouva dans son âme! Être la femme d'un homme de talent, partager sa gloire! Quels ravages cette idée ne devait-elle pas faire au cœur d'une enfant élevée au sein de cette famille! Quelle espérance ne devait-elle pas éveiller chez une jeune personne qui, nourrie jusqu'alors de principes vulgaires, avait désiré une vie élégante! Un rayon de soleil était tombé dans cette prison. Augustine aima tout à coup. En elle tant de sentiments étaient flattés à la fois, qu'elle succomba sans rien calculer. A dix-huit ans, l'amour ne jette-t-il pas son prisme entre le monde et les yeux d'une jeune fille! Incapable de deviner les rudes chocs qui résultent de l'alliance d'une femme aimante avec un homme d'imagination, elle crut être appelée à faire le bonheur de celui-ci, sans apercevoir aucune disparate entre elle et lui. Pour elle le présent fut tout l'avenir. Quand le lendemain son père et sa mère revinrent du Salon, leurs figures attristées annoncèrent quelque désappointement. D'abord, les deux tableaux avaient été retirés par le peintre; puis madame Guillaume avait perdu son châle de cachemire. Apprendre que les tableaux venaient de disparaître après sa visite au Salon fut pour Augustine la révélation d'une délicatesse de sentiment que les femmes savent toujours apprécier, même instinctivement.

Le matin où, rentrant d'un bal, Théodore de Sommervieux, tel était le nom que la renommée avait apporté dans le cœur d'Augustine, 51 fut aspergé par les commis du Chat-qui-pelote pendant qu'il attendait l'apparition de sa naïve amie, qui ne le savait certes pas là, les deux amants se voyaient pour la quatrième fois seulement depuis la scène du Salon. Les obstacles que le régime de la maison Guillaume opposait au caractère fougueux de l'artiste, donnaient à sa passion pour Augustine une violence facile à concevoir. Comment aborder une jeune fille assise dans un comptoir entre deux femmes telles que mademoiselle Virginie et madame Guillaume? Comment correspondre avec elle, quand sa mère ne la quittait jamais? Habile, comme tous les amants, à se forger des malheurs, Théodore se créait un rival dans l'un des commis, et mettait les autres dans les intérêts de son rival. S'il échappait à tant d'Argus, il se voyait échouant sous les yeux sévères du vieux négociant ou de madame Guillaume. Partout des barrières, partout le désespoir! La violence même de sa passion empêchait le jeune peintre de trouver ces expédients ingénieux qui, chez les prisonniers comme chez les amants, semblent être le dernier effort de la raison échauffée par un sauvage besoin de liberté ou par le feu de l'amour. Théodore tournait alors dans le quartier avec l'activité d'un fou, comme si le mouvement pouvait lui suggérer des ruses. Après s'être bien tourmenté l'imagination, il inventa de gagner à prix d'or la servante joufflue. Quelques lettres furent donc échangées de loin en loin pendant la quinzaine qui suivit la malencontreuse matinée où monsieur Guillaume et Théodore s'étaient si bien examinés.

En ce moment, les deux jeunes gens étaient convenus de se voir à une certaine heure du jour et le dimanche, à Saint-Leu, pendant la messe et les vêpres. Augustine avait envoyé à son cher Théodore la liste des parents et des amis de la famille, chez lesquels le jeune peintre tâcha d'avoir accès afin d'intéresser à ses amoureuses pensées, s'il était possible, une de ces âmes occupées d'argent, de commerce, et auxquelles une passion véritable devait sembler la spéculation la plus monstrueuse, une spéculation inouïe. D'ailleurs, rien ne changea dans les habitudes du Chat-qui-pelote. Si Augustine fut distraite, si, contre toute espèce d'obéissance aux lois de la charte domestique, elle monta à sa chambre pour y aller, grâce à un pot de fleurs, établir des signaux; si elle soupira, si elle pensa enfin, personne, pas même sa mère, ne s'en aperçut. Cette circonstance causera quelque surprise à ceux qui auront compris 52 l'esprit de cette maison, où une pensée entachée de poésie devait produire un contraste avec les êtres et les choses, où personne ne pouvait se permettre ni un geste, ni un regard qui ne fussent vus et analysés. Cependant rien de plus naturel: le vaisseau si tranquille qui naviguait sur la mer orageuse de la place de Paris, sous le pavillon du Chat-qui-pelote, était la proie d'une de ces tempêtes qu'on pourrait nommer équinoxiales à cause de leur retour périodique. Depuis quinze jours, les quatre hommes de l'équipage, madame Guillaume et mademoiselle Virginie s'adonnaient à ce travail excessif désigné sous le nom d'inventaire. On remuait tous les ballots et l'on vérifiait l'aunage des pièces pour s'assurer de la valeur exacte du coupon. On examinait soigneusement la carte appendue au paquet pour reconnaître en quel temps les draps avaient été achetés. On fixait le prix actuel. Toujours debout, son aune à la main, la plume derrière l'oreille, monsieur Guillaume ressemblait à un capitaine commandant la manœuvre. Sa voix aiguë, passant par un judas pour interroger la profondeur des écoutilles du magasin d'en bas, faisait entendre ces barbares locutions du commerce, qui ne s'exprime que par énigmes:—Combien d'H-N-Z?—Enlevé.—Que reste-t-il de Q-X?—Deux aunes.—Quel prix?—Cinq-cinq-trois.—Portez à trois A tout J-J, tout M-P, et le reste de V-D-O. Mille autres phrases tout aussi intelligibles ronflaient à travers les comptoirs comme des vers de la poésie moderne que des romantiques se seraient cités afin d'entretenir leur enthousiasme pour un de leurs poëtes. Le soir, Guillaume, enfermé avec son commis et sa femme, soldait les comptes, portait à nouveau, écrivait aux retardataires, et dressait des factures. Tous trois préparaient ce travail immense dont le résultat tenait sur un carré de papier tellière, et prouvait à la maison Guillaume qu'il existait tant en argent, tant en marchandises, tant en traites et billets; qu'elle ne devait pas un sou, qu'il lui était dû cent ou deux cent mille francs; que le capital avait augmenté; que les fermes, les maisons, les rentes allaient être ou arrondies, ou réparées, ou doublées. De là résultait la nécessité de recommencer avec plus d'ardeur que jamais à ramasser de nouveaux écus, sans qu'il vînt en tête à ces courageuses fourmis de se demander: A quoi bon?

A la faveur de ce tumulte annuel, l'heureuse Augustine échappait à l'investigation de ses Argus. Enfin, un samedi soir, la clôture 53 de l'inventaire eut lieu. Les chiffres du total actif offrirent assez de zéros pour qu'en cette circonstance Guillaume levât la consigne sévère qui régnait toute l'année au dessert. Le sournois drapier se frotta les mains, et permit à ses commis de rester à sa table. A peine chacun des hommes de l'équipage achevait-il son petit verre d'une liqueur de ménage, on entendit le roulement d'une voiture. La famille alla voir Cendrillon aux Variétés, tandis que les deux derniers commis reçurent chacun un écu de six francs et la permission d'aller où bon leur semblerait, pourvu qu'ils fussent rentrés à minuit. Malgré cette débauche, le dimanche matin, le vieux marchand drapier fit sa barbe dès six heures, endossa son habit marron dont les superbes reflets lui causaient toujours le même contentement, il attacha les boucles d'or aux oreilles de son ample culotte de soie; puis, vers sept heures, au moment où tout dormait encore dans la maison, il se dirigea vers le petit cabinet attenant à son magasin du premier étage. Le jour y venait d'une croisée armée de gros barreaux de fer, et qui donnait sur une petite cour carrée formée de murs si noirs qu'elle ressemblait assez à un puits. Le vieux négociant ouvrit lui-même ces volets garnis de tôle qu'il connaissait si bien, et releva une moitié du vitrage en le faisant glisser dans sa coulisse. L'air glacé de la cour vint rafraîchir la chaude atmosphère de ce cabinet, qui exhalait l'odeur particulière aux bureaux. Le marchand resta debout, la main posée sur le bras crasseux d'un fauteuil de canne doublé de maroquin dont la couleur primitive était effacée, il semblait hésiter à s'y asseoir. Il regarda d'un air attendri le bureau à double pupitre, où la place de sa femme se trouvait ménagée, dans le côté opposé à la sienne, par une petite arcade pratiquée dans le mur. Il contempla les cartons numérotés, les ficelles, les ustensiles, les fers à marquer le drap, la caisse, objets d'une origine immémoriale, et crut se revoir devant l'ombre évoquée du sieur Chevrel. Il avança le même tabouret sur lequel il s'était jadis assis en présence de son défunt patron. Ce tabouret garni de cuir noir, et dont le crin s'échappait depuis longtemps par les coins, mais sans se perdre, il le plaça d'une main tremblante au même endroit où son prédécesseur l'avait mis; puis, dans une agitation difficile à décrire, il tira la sonnette qui correspondait au chevet du lit de Joseph Lebas. Quand ce coup décisif eut été frappé, le vieillard, pour qui ces souvenirs furent sans doute trop lourds, prit trois ou quatre lettres de change 54 qui lui avaient été présentées, et les regarda sans les voir, quand Joseph Lebas se montra soudain.

—Asseyez-vous là, lui dit Guillaume en lui désignant le tabouret.

Comme jamais le vieux maître-drapier n'avait fait asseoir son commis devant lui, Joseph Lebas tressaillit.

—Que pensez-vous de ces traites? demanda Guillaume.

—Elles ne seront pas payées.

—Comment?

—Mais j'ai su qu'avant-hier Étienne et compagnie ont fait leurs paiements en or.

—Oh! oh! s'écria le drapier, il faut être bien malade pour laisser voir sa bile. Parlons d'autre chose. Joseph, l'inventaire est fini.

—Oui, monsieur, et le dividende est un des plus beaux que vous ayez eus.

—Ne vous servez donc pas de ces nouveaux mots! Dites le produit, Joseph. Savez-vous, mon garçon, que c'est un peu à vous que nous devons ces résultats? aussi, ne veux-je plus que vous ayez d'appointements. Madame Guillaume m'a donné l'idée de vous offrir un intérêt. Hein, Joseph! Guillaume et Lebas, ces mots ne feraient-ils pas une belle raison sociale? On pourrait mettre et compagnie pour arrondir la signature.

Les larmes vinrent aux yeux de Joseph Lebas, qui s'efforça de les cacher.—Ah, monsieur Guillaume! comment ai-je pu mériter tant de bontés? Je ne fais que mon devoir. C'était déjà tant que de vous intéresser à un pauvre orph…

Il brossait le parement de sa manche gauche avec la manche droite, et n'osait regarder le vieillard qui souriait en pensant que ce modeste jeune homme avait sans doute besoin, comme lui autrefois, d'être encouragé pour rendre l'explication complète.

—Cependant, reprit le père de Virginie, vous ne méritez pas beaucoup cette faveur, Joseph! Vous ne mettez pas en moi autant de confiance que j'en mets en vous. (Le commis releva brusquement la tête.)—Vous avez le secret de la caisse. Depuis deux ans je vous ai dit presque toutes mes affaires. Je vous ai fait voyager en fabrique. Enfin, pour vous, je n'ai rien sur le cœur. Mais vous?… vous avez une inclination, et ne m'en avez pas touché un seul mot. (Joseph Lebas rougit.)—Ah! ah! s'écria Guillaume, vous pensiez donc 55 tromper un vieux renard comme moi? Moi! à qui vous avez vu deviner la faillite Lecoq!

—Comment, monsieur? répondit Joseph Lebas en examinant son patron avec autant d'attention que son patron l'examinait, comment, vous sauriez qui j'aime?

—Je sais tout, vaurien, lui dit le respectable et rusé marchand en lui tordant le bout de l'oreille. Et je pardonne, j'ai fait de même.

—Et vous me l'accorderiez?

—Oui, avec cinquante mille écus, et je t'en laisserai autant, et nous marcherons sur nouveaux frais avec une nouvelle raison sociale. Nous brasserons encore des affaires, garçon, s'écria le vieux marchand en s'exaltant, se levant et agitant ses bras. Vois-tu, mon gendre, il n'y a que le commerce! Ceux qui se demandent quels plaisirs on y trouve sont des imbéciles. Être à la piste des affaires, savoir gouverner sur la place, attendre avec anxiété, comme au jeu, si les Étienne et compagnie font faillite, voir passer un régiment de la garde impériale habillé de notre drap, donner un croc en jambe au voisin, loyalement s'entend! fabriquer à meilleur marché que les autres; suivre une affaire qu'on ébauche, qui commence, grandit, chancelle et réussit, connaître comme un ministre de la police tous les ressorts des maisons de commerce pour ne pas faire fausse route; se tenir debout devant les naufrages; avoir des amis, par correspondance, dans toutes les villes manufacturières, n'est-ce pas un jeu perpétuel, Joseph? Mais c'est vivre, ça! Je mourrai dans ce tracas-là, comme le vieux Chevrel, n'en prenant cependant plus qu'à mon aise. Dans la chaleur de sa plus forte improvisation, le père Guillaume n'avait presque pas regardé son commis qui pleurait à chaudes larmes.—Eh bien! Joseph, mon pauvre garçon, qu'as-tu donc?

—Ah! je l'aime tant, tant, monsieur Guillaume, que le cœur me manque, je crois…

—Eh bien! garçon, dit le marchand attendri, tu es plus heureux que tu ne crois, sarpejeu, car elle t'aime. Je le sais, moi!

Et il cligna ses deux petits yeux verts en regardant son commis.

—Mademoiselle Augustine, mademoiselle Augustine! s'écria Joseph Lebas dans son enthousiasme.

Il allait s'élancer hors du cabinet, quand il se sentit arrêté par un bras de fer, et son patron stupéfait le ramena vigoureusement devant lui.

56

—Qu'est-ce que fait donc Augustine dans cette affaire-là? demanda Guillaume dont la voix glaça sur-le-champ le malheureux Joseph Lebas.

—N'est-ce pas elle… que… j'aime? dit le commis en balbutiant.

Déconcerté de son défaut de perspicacité, Guillaume se rassit et mit sa tête pointue dans ses deux mains pour réfléchir à la bizarre position dans laquelle il se trouvait. Joseph Lebas honteux et au désespoir resta debout.

—Joseph, reprit le négociant avec une dignité froide, je vous parlais de Virginie. L'amour ne se commande pas, je le sais. Je connais votre discrétion, nous oublierons cela. Je ne marierai jamais Augustine avant Virginie. Votre intérêt sera de dix pour cent.

Le commis, auquel l'amour donna je ne sais quel degré de courage et d'éloquence, joignit les mains, prit la parole, parla pendant un quart d'heure à Guillaume avec tant de chaleur et de sensibilité, que la situation changea. S'il s'était agi d'une affaire commerciale, le vieux négociant aurait eu des règles fixes pour prendre une résolution; mais, jeté à mille lieues du commerce, sur la mer des sentiments, et sans boussole, il flotta irrésolu devant un événement si original, se disait-il. Entraîné par sa bonté naturelle, il battit un peu la campagne.

—Et, diantre, Joseph, tu n'es pas sans savoir que j'ai eu mes deux enfants à dix ans de distance! Mademoiselle Chevrel n'était pas belle, elle n'a cependant pas à se plaindre de moi. Fais donc comme moi. Enfin, ne pleure pas, es-tu bête? Que veux-tu? cela s'arrangera peut-être, nous verrons. Il y a toujours moyen de se tirer d'affaire. Nous autres hommes nous ne sommes pas toujours comme des Céladons pour nos femmes. Tu m'entends? Madame Guillaume est dévote, et… Allons, sarpejeu, mon enfant, donne ce matin le bras à Augustine pour aller à la messe.

Telles furent les phrases jetées à l'aventure par Guillaume. La conclusion qui les terminait ravit l'amoureux commis: il songeait déjà pour mademoiselle Virginie à l'un de ses amis, quand il sortit du cabinet enfumé en serrant la main de son futur beau-père, après lui avoir dit, d'un petit air entendu, que tout s'arrangerait au mieux.

—Que va penser madame Guillaume? Cette idée tourmenta prodigieusement le brave négociant quand il fut seul.

Au déjeuner, madame Guillaume et Virginie, auxquelles le marchand-drapier avait laissé provisoirement ignorer son désappointement, 57 regardèrent assez malicieusement Joseph Lebas qui resta grandement embarrassé. La pudeur du commis lui concilia l'amitié de sa belle-mère. La matrone redevint si gaie qu'elle regarda monsieur Guillaume en souriant, et se permit quelques petites plaisanteries d'un usage immémorial dans ces innocentes familles. Elle mit en question la conformité de la taille de Virginie et de celle de Joseph, pour leur demander de se mesurer. Ces niaiseries préparatoires attirèrent quelques nuages sur le front du chef de famille, et il afficha même un tel amour pour le décorum, qu'il ordonna à Augustine de prendre le bras du premier commis en allant à Saint-Leu. Madame Guillaume, étonnée de cette délicatesse masculine, honora son mari d'un signe de tête d'approbation. Le cortége partit donc de la maison dans un ordre qui ne pouvait suggérer aucune interprétation malicieuse aux voisins.

—Ne trouvez-vous pas, mademoiselle Augustine, disait le commis en tremblant, que la femme d'un négociant qui a un bon crédit, comme monsieur Guillaume, par exemple, pourrait s'amuser un peu plus que ne s'amuse madame votre mère, pourrait porter des diamants, aller en voiture? Oh! moi, d'abord, si je me mariais, je voudrais avoir toute la peine, et voir ma femme heureuse. Je ne la mettrais pas dans mon comptoir. Voyez-vous, dans la draperie, les femmes n'y sont plus aussi nécessaires qu'elles l'étaient autrefois. Monsieur Guillaume a eu raison d'agir comme il a fait, et d'ailleurs c'était le goût de son épouse. Mais qu'une femme sache donner un coup de main à la comptabilité, à la correspondance, au détail, aux commandes, à son ménage, afin de ne pas rester oisive, c'est tout. A sept heures, quand la boutique serait fermée, moi je m'amuserais, j'irais au spectacle et dans le monde. Mais vous ne m'écoutez pas.

—Si fait, monsieur Joseph. Que dites-vous de la peinture? C'est là un bel état.

—Oui, je connais un maître peintre en bâtiment, monsieur Lourdois, qui a des écus.

En devisant ainsi, la famille atteignit l'église de Saint-Leu. Là, madame Guillaume retrouva ses droits, et fit mettre, pour la première fois, Augustine à côté d'elle. Virginie prit place sur la quatrième chaise à côté de Lebas. Pendant le prône, tout alla bien entre Augustine et Théodore qui, debout derrière un pilier, priait sa madone avec ferveur; mais au lever-Dieu, madame Guillaume 58 s'aperçut, un peu tard, que sa fille Augustine tenait son livre de messe au rebours. Elle se disposait à la gourmander vigoureusement, quand, rabaissant son voile, elle interrompit sa lecture et se mit à regarder dans la direction qu'affectionnaient les yeux de sa fille. A l'aide de ses besicles, elle vit le jeune artiste dont l'élégance mondaine annonçait plutôt quelque capitaine de cavalerie en congé, qu'un négociant du quartier. Il est difficile d'imaginer l'état violent dans lequel se trouva madame Guillaume, qui se flattait d'avoir parfaitement élevé ses filles, en reconnaissant dans le cœur d'Augustine un amour clandestin dont le danger lui fut exagéré par sa pruderie et son ignorance. Elle crut sa fille gangrenée jusqu'au cœur.

—Tenez d'abord votre livre à l'endroit, mademoiselle, dit-elle à voix basse mais en tremblant de colère. Elle arracha vivement le Paroissien accusateur, et le remit de manière à ce que les lettres fussent dans leur sens naturel.—N'ayez pas le malheur de lever les yeux autre part que sur vos prières, ajouta-t-elle, autrement, vous auriez affaire à moi. Après la messe, votre père et moi nous aurons à vous parler.

Ces paroles furent comme un coup de foudre pour la pauvre Augustine. Elle se sentit défaillir; mais combattue entre la douleur qu'elle éprouvait et la crainte de faire un esclandre dans l'église, elle eut le courage de cacher ses angoisses. Cependant, il était facile de deviner l'état violent de son âme en voyant son Paroissien trembler et des larmes tomber sur chacune des pages qu'elle tournait. Au regard enflammé que lui lança madame Guillaume, l'artiste vit le péril où tombaient ses amours, et sortit, la rage dans le cœur, décidé à tout oser.

—Allez dans votre chambre, mademoiselle! dit madame Guillaume à sa fille en rentrant au logis; nous vous ferons appeler; et surtout, ne vous avisez pas d'en sortir.

La conférence que les deux époux eurent ensemble fut si secrète, que rien n'en transpira d'abord. Cependant, Virginie, qui avait encouragé sa sœur par mille douces représentations, poussa la complaisance jusqu'à se glisser auprès de la porte de la chambre à coucher de sa mère, chez laquelle la discussion avait lieu, pour y recueillir quelques phrases. Au premier voyage qu'elle fit du troisième au second étage, elle entendit son père qui s'écriait:—Madame, vous voulez donc tuer votre fille?

59

—Ma pauvre enfant, dit Virginie à sa sœur éplorée, papa prend ta défense!

—Et que veulent-ils faire à Théodore? demanda l'innocente créature.

La curieuse Virginie redescendit alors; mais cette fois elle resta plus longtemps: elle apprit que Lebas aimait Augustine. Il était écrit que, dans cette mémorable journée, une maison ordinairement si calme serait un enfer. Monsieur Guillaume désespéra Joseph Lebas en lui confiant l'amour d'Augustine pour un étranger. Lebas, qui avait averti son ami de demander mademoiselle Virginie en mariage, vit ses espérances renversées. Mademoiselle Virginie, accablée de savoir que Joseph l'avait en quelque sorte refusée, fut prise d'une migraine. La zizanie semée entre les deux époux par l'explication que monsieur et madame Guillaume avaient eue ensemble, et où, pour la troisième fois de leur vie, ils se trouvèrent d'opinions différentes, se manifesta d'une manière terrible. Enfin, à quatre heures après midi, Augustine, pâle, tremblante et les yeux rouges, comparut devant son père et sa mère. La pauvre enfant raconta naïvement la trop courte histoire de ses amours. Rassurée par l'allocution de son père, qui lui avait promis de l'écouter en silence, elle prit un certain courage en prononçant devant ses parents le nom de son cher Théodore de Sommervieux, et en fit malicieusement sonner la particule aristocratique. En se livrant au charme inconnu de parler de ses sentiments, elle trouva assez de hardiesse pour déclarer avec une innocente fermeté qu'elle aimait monsieur de Sommervieux, qu'elle le lui avait écrit, et ajouta, les larmes aux yeux:—Ce serait faire mon malheur que de me sacrifier à un autre.

—Mais, Augustine, vous ne savez donc pas ce que c'est qu'un peintre? s'écria sa mère avec horreur.

—Madame Guillaume! dit le vieux père en imposant silence à sa femme.—Augustine, dit-il, les artistes sont en général des meurt-de-faim. Ils sont trop dépensiers pour ne pas être toujours de mauvais sujets. J'ai fourni feu M. Joseph Vernet, feu M. Lekain et feu M. Noverre. Ah! si tu savais combien ce M. Noverre, M. le chevalier de Saint-Georges, et surtout M. Philidor, ont joué de tours à ce pauvre père Chevrel! Ce sont de drôles de corps, je le sais bien. Ça vous a tous un babil, des manières… Ah! jamais ton monsieur Sumer… Somm…

60

—De Sommervieux, mon père!

—Eh bien! de Sommervieux, soit! jamais il n'aura été aussi agréable avec toi que M. le chevalier de Saint-Georges le fut avec moi, le jour où j'obtins une sentence des consuls contre lui. Aussi était-ce des gens de qualité d'autrefois.

—Mais, mon père, monsieur Théodore est noble, et m'a écrit qu'il était riche. Son père s'appelait le chevalier de Sommervieux avant la révolution.

A ces paroles, monsieur Guillaume regarda sa terrible moitié, qui, en femme contrariée, frappait le plancher du bout du pied et gardait un morne silence. Elle évitait même de jeter ses yeux courroucés sur Augustine, et semblait laisser à monsieur Guillaume toute la responsabilité d'une affaire si grave, puisque ses avis n'étaient pas écoutés. Cependant, malgré son flegme apparent, quand elle vit son mari prenant si doucement son parti sur une catastrophe qui n'avait rien de commercial, elle s'écria:—En vérité, monsieur, vous êtes d'une faiblesse avec vos filles… mais…

Le bruit d'une voiture qui s'arrêtait à la porte interrompit tout à coup la mercuriale que le vieux négociant redoutait déjà. En un moment, madame Roguin se trouva au milieu de la chambre, et, regardant les trois acteurs de cette scène domestique:—Je sais tout, ma cousine, dit-elle d'un air de protection.

Madame Roguin avait un défaut, celui de croire que la femme d'un notaire de Paris pouvait jouer le rôle d'une petite maîtresse.

—Je sais tout, répéta-t-elle, et je viens dans l'arche de Noé, comme la colombe, avec la branche d'olivier. J'ai lu cette allégorie dans le Génie du Christianisme, dit-elle en se retournant vers madame Guillaume, la comparaison doit vous plaire, ma cousine. Savez-vous, ajouta-t-elle en souriant à Augustine, que ce monsieur de Sommervieux est un homme charmant? Il m'a donné ce matin mon portrait fait de main de maître. Cela vaut au moins six mille francs.

A ces mots, elle frappa doucement sur les bras de monsieur Guillaume. Le vieux négociant ne put s'empêcher de faire avec ses lèvres une grosse moue qui lui était particulière.

—Je connais beaucoup monsieur de Sommervieux, reprit la colombe. Depuis une quinzaine de jours il vient à mes soirées, il en fait le charme. Il m'a conté toutes ses peines et m'a prise pour avocat. Je sais de ce matin qu'il adore Augustine, et il l'aura. Ah! 61 cousine, n'agitez pas ainsi la tête en signe de refus. Apprenez qu'il sera créé baron, et qu'il vient d'être nommé chevalier de la Légion-d'Honneur par l'empereur lui-même, au Salon. Roguin est devenu son notaire et connaît ses affaires. Eh bien! monsieur de Sommervieux possède en bons biens au soleil douze mille livres de rente. Savez-vous que le beau-père d'un homme comme lui peut devenir quelque chose, maire de son arrondissement, par exemple! N'avez-vous pas vu monsieur Dupont être fait comte de l'empire et sénateur pour être venu, en sa qualité de maire, complimenter l'empereur sur son entrée à Vienne. Oh! ce mariage-là se fera. Je l'adore, moi, ce bon jeune homme. Sa conduite envers Augustine ne se voit que dans les romans. Va, ma petite, tu seras heureuse, et tout le monde voudrait être à ta place. J'ai chez moi, à mes soirées, madame la duchesse de Carigliano qui raffole de monsieur de Sommervieux. Quelques méchantes langues disent qu'elle ne vient chez moi que pour lui, comme si une duchesse d'hier était déplacée chez une Chevrel dont la famille a cent ans de bonne bourgeoisie.

—Augustine, reprit madame Roguin après une petite pause, j'ai vu le portrait. Dieu! qu'il est beau! Sais-tu que l'empereur a voulu le voir? Il a dit en riant au Vice-Connétable que s'il y avait beaucoup de femmes comme celle-là à sa cour pendant qu'il y venait tant de rois, il se faisait fort de maintenir toujours la paix en Europe. Est-ce flatteur?

Les orages par lesquels cette journée avait commencé devaient ressembler à ceux de la nature, en ramenant un temps calme et serein. Madame Roguin déploya tant de séductions dans ses discours, elle sut attaquer tant de cordes à la fois dans les cœurs secs de monsieur et de madame Guillaume, qu'elle finit par en trouver une dont elle tira parti. A cette singulière époque, le commerce et la finance avaient plus que jamais la folle manie de s'allier aux grands seigneurs, et les généraux de l'empire profitèrent assez bien de ces dispositions. Monsieur Guillaume s'élevait singulièrement contre cette déplorable passion. Ses axiomes favoris étaient que, pour trouver le bonheur, une femme devait épouser un homme de sa classe; on était toujours tôt ou tard puni d'avoir voulu monter trop haut; l'amour résistait si peu aux tracas du ménage, qu'il fallait trouver l'un chez l'autre des qualités bien solides pour être heureux; il ne fallait pas que l'un des deux époux en 62 sût plus que l'autre, parce qu'on devait avant tout se comprendre; un mari qui parlait grec et la femme latin, risquaient de mourir de faim. Il avait inventé cette espèce de proverbe. Il comparait les mariages ainsi faits à ces anciennes étoffes de soie et de laine, dont la soie finissait toujours par couper la laine. Cependant, il se trouve tant de vanité au fond du cœur de l'homme, que la prudence du pilote qui gouvernait si bien le Chat-qui-pelote succomba sous l'agressive volubilité de madame Roguin. La sévère madame Guillaume, la première, trouva dans l'inclination de sa fille des motifs pour déroger à ces principes, et pour consentir à recevoir au logis monsieur de Sommervieux, qu'elle se promit de soumettre à un rigoureux examen.

Le vieux négociant alla trouver Joseph Lebas, et l'instruisit de l'état des choses. A six heures et demie, la salle à manger, illustrée par le peintre, réunit sous son toit de verre madame et monsieur Roguin, le jeune peintre et sa charmante Augustine, Joseph Lebas qui prenait son bonheur en patience, et mademoiselle Virginie dont la migraine avait cessé. Monsieur et Madame Guillaume virent en perspective leurs enfants établis et les destinées du Chat-qui-pelote remises en des mains habiles. Leur contentement fut au comble, quand, au dessert, Théodore leur fit présent de l'étonnant tableau qu'ils n'avaient pu voir, et qui représentait l'intérieur de cette vieille boutique, à laquelle était dû tant de bonheur.

—C'est-y gentil! s'écria Guillaume. Dire qu'on voulait donner trente mille francs de cela.

—Mais c'est qu'on y trouve mes barbes, reprit madame Guillaume.

—Et ces étoffes dépliées, ajouta Lebas, on les prendrait avec la main.

—Les draperies font toujours très-bien, répondit le peintre. Nous serions trop heureux, nous autres artistes modernes, d'atteindre à la perfection de la draperie antique.

—Vous aimez donc la draperie, s'écria le père Guillaume. Eh bien, sarpejeu! touchez là, mon jeune ami. Puisque vous estimez le commerce, nous nous entendrons. Eh! pourquoi le mépriserait-on? Le monde a commencé par là, puisque Adam a vendu le paradis pour une pomme. Ça n'a pas été une fameuse spéculation, par exemple!

Et le vieux négociant se mit à éclater d'un gros rire franc excité 63 par le vin de Champagne qu'il faisait circuler généreusement. Le bandeau qui couvrait les yeux du jeune artiste fut si épais qu'il trouva ses futurs parents aimables. Il ne dédaigna pas de les égayer par quelques charges de bon goût. Aussi plut-il généralement. Le soir, quand le salon meublé de choses très-cossues, pour se servir de l'expression de Guillaume, fut désert; pendant que madame Guillaume s'en allait de table en cheminée, de candélabre en flambeau, soufflant avec précipitation les bougies, le brave négociant, qui savait toujours voir clair aussitôt qu'il s'agissait d'affaires ou d'argent, attira sa fille Augustine auprès de lui; puis, après l'avoir prise sur ses genoux, il lui tint ce discours:

—Ma chère enfant, tu épouseras ton Sommervieux, puisque tu le veux; permis à toi de risquer ton capital de bonheur. Mais je ne me laisse pas prendre à ces trente mille francs que l'on gagne à gâter de bonnes toiles. L'argent qui vient si vite s'en va de même. N'ai-je pas entendu dire ce soir à ce jeune écervelé que si l'argent était rond, c'était pour rouler! S'il est rond pour les gens prodigues, il est plat pour les gens économes qui l'empilent et l'amassent. Or, mon enfant, ce beau garçon-là parle de te donner des voitures, des diamants? Il a de l'argent, qu'il le dépense pour toi! bene sit! Je n'ai rien à y voir. Mais quant à ce que je te donne, je ne veux pas que des écus si péniblement ensachés s'en aillent en carrosses ou en colifichets. Qui dépense trop n'est jamais riche. Avec les cent mille écus de sa dot on n'achète pas encore tout Paris. Tu as beau avoir à recueillir un jour quelques centaines de mille francs, je te les ferai attendre, sarpejeu! le plus longtemps possible. J'ai donc attiré ton prétendu dans un coin, et un homme qui a mené la faillite Lecoq n'a pas eu grande peine à faire consentir un artiste à se marier séparé de biens avec sa femme. J'aurai l'œil au contrat pour bien faire stipuler les donations qu'il se propose de te constituer. Allons, mon enfant, j'espère être grand-père, sarpejeu! je veux m'occuper déjà de mes petits-enfants: jure-moi donc ici de ne jamais rien signer en fait d'argent que par mon conseil; et si j'allais trouver trop tôt le père Chevrel, jure-moi de consulter le jeune Lebas, ton beau-frère. Promets-le-moi.

—Oui, mon père, je vous le jure.

A ces mots prononcés d'une voix douce, le vieillard baisa sa fille sur les deux joues. Ce soir-là, tous les amants dormirent presque aussi paisiblement que monsieur et madame Guillaume.

64

Quelques mois après ce mémorable dimanche, le maître-autel de Saint-Leu fut témoin de deux mariages bien différents. Augustine et Théodore s'y présentèrent dans tout l'éclat du bonheur, les yeux pleins d'amour, parés de toilettes élégantes, attendus par un brillant équipage. Venue dans un bon remise avec sa famille, Virginie, donnant le bras à son père, suivait sa jeune sœur humblement et dans de plus simples atours, comme une ombre nécessaire aux harmonies de ce tableau. Monsieur Guillaume s'était donné toutes les peines imaginables pour obtenir à l'église que Virginie fût mariée avant Augustine; mais il eut la douleur de voir le haut et le bas clergé s'adresser en toute circonstance à la plus élégante des mariées. Il entendit quelques-uns de ses voisins approuver singulièrement le bon sens de mademoiselle Virginie, qui faisait, disaient-ils, le mariage le plus solide, et restait fidèle au quartier; tandis qu'ils lancèrent quelques brocards suggérés par l'envie sur Augustine qui épousait un artiste, un noble; ils ajoutèrent avec une sorte d'effroi que, si les Guillaume avaient de l'ambition, la draperie était perdue. Un vieux marchand d'éventails ayant dit que ce mange-tout-là l'aurait bientôt mise sur la paille, le père Guillaume s'applaudit in petto de la prudence qu'il avait mise dans la rédaction des conventions matrimoniales. Le soir, la famille se sépara après un bal somptueux, suivi d'un de ces soupers plantureux dont le souvenir commence à se perdre dans la génération présente. Monsieur et madame Guillaume restèrent dans leur hôtel de la rue du Colombier où la noce avait eu lieu. Monsieur et madame Lebas retournèrent dans leur remise à la vieille maison de la rue Saint-Denis, pour y diriger la nauf du Chat-qui-pelote. L'artiste, ivre de bonheur, prit entre ses bras sa chère Augustine, l'enleva vivement quand leur coupé arriva rue des Trois-Frères, et la porta dans son élégant appartement.

La fougue de passion qui possédait Théodore fit dévorer au jeune ménage près d'une année entière sans que le moindre nuage vînt altérer l'azur du ciel sous lequel ils vivaient. Pour eux, l'existence n'eut rien de pesant. Théodore répandait sur chaque journée d'incroyables fioriture de plaisirs. Il se plaisait à varier les emportements de la passion, par la molle langueur de ces repos où les âmes sont lancées si haut dans l'extase qu'elles semblent y oublier l'union corporelle. Incapable de réfléchir, l'heureuse Augustine se prêtait à l'allure onduleuse de son bonheur. Elle ne croyait 65 pas faire encore assez en se livrant toute à l'amour permis et saint du mariage. Simple et naïve, elle ne connaissait ni la coquetterie des refus, ni l'empire qu'une jeune demoiselle du grand monde se crée sur un mari par d'adroits caprices. Elle aimait trop pour calculer l'avenir, et n'imaginait pas qu'une vie si délicieuse pût jamais cesser. Heureuse d'être alors tous les plaisirs de son mari, elle crut que cet inextinguible amour serait toujours pour elle la plus belle de toutes les parures, comme son dévouement et son obéissance seraient un éternel attrait. Enfin, la félicité de l'amour l'avait rendue si brillante, que sa beauté lui inspira de l'orgueil et lui donna la conscience de pouvoir toujours régner sur un homme aussi facile à enflammer que monsieur de Sommervieux. Ainsi son état de femme ne lui apporta d'autres enseignements que ceux de l'amour. Au sein de ce bonheur, elle resta l'ignorante petite fille qui vivait obscurément rue Saint-Denis, et ne pensa point à prendre les manières, l'instruction, le ton du monde dans lequel elle devait vivre. Ses paroles étant des paroles d'amour, elle y déployait bien une sorte de souplesse d'esprit et une certaine délicatesse d'expression; mais elle se servait du langage commun à toutes les femmes quand elles se trouvent plongées dans une passion qui semble être leur élément. Si, par hasard, une idée discordante avec celles de Théodore était exprimée par Augustine, le jeune artiste en riait comme on rit des premières fautes que fait un étranger, mais qui finissent par fatiguer s'il ne se corrige pas.

Cependant, à l'expiration de cette année aussi charmante que rapide, Sommervieux sentit un matin la nécessité de reprendre ses travaux et ses habitudes. Sa femme était enceinte. Il revit ses amis. Pendant les longues souffrances de l'année où, pour la première fois, une jeune femme nourrit un enfant, il travailla sans doute avec ardeur; mais parfois il retourna chercher quelques distractions dans le grand monde. La maison où il allait le plus volontiers était celle de la duchesse de Carigliano qui avait fini par attirer chez elle le célèbre artiste. Quand Augustine fut rétablie, quand son fils ne réclama plus ces soins assidus qui interdisent à une mère les plaisirs du monde, Théodore en était arrivé à vouloir éprouver cette jouissance d'amour-propre que nous donne la société quand nous y apparaissons avec une belle femme, objet d'envie et d'admiration. Parcourir les salons en s'y montrant avec l'éclat emprunté de la gloire de son mari, se voir jalousée par toutes les femmes, fut 66 pour Augustine une nouvelle moisson de plaisirs; mais ce fut le dernier reflet que devait jeter son bonheur conjugal. Elle commença par offenser la vanité de son mari, quand, malgré de vains efforts, elle laissa percer son ignorance, l'impropriété de son langage et l'étroitesse de ses idées. Le caractère de Sommervieux, dompté pendant près de deux ans et demi par les premiers emportements de l'amour, reprit, avec la tranquillité d'une possession moins jeune, sa pente et ses habitudes un moment détournées de leur cours. La poésie, la peinture et les exquises jouissances de l'imagination possèdent sur les esprits élevés des droits imprescriptibles. Ces besoins d'une âme forte n'avaient pas été trompés chez Théodore pendant ces deux années, ils avaient trouvé seulement une pâture nouvelle. Quand les champs de l'amour furent parcourus, quand l'artiste eut, comme les enfants, cueilli des roses et des bluets avec une telle avidité qu'il ne s'apercevait pas que ses mains ne pouvaient plus les tenir, la scène changea. Si le peintre montrait à sa femme les croquis de ses plus belles compositions, il l'entendait s'écrier comme eût fait le père Guillaume:—C'est bien joli! son admiration sans chaleur ne provenait pas d'un sentiment consciencieux, mais de la croyance sur parole de l'amour. Augustine préférait un regard au plus beau tableau. Le seul sublime qu'elle connût était celui du cœur. Enfin, Théodore ne put se refuser à l'évidence d'une vérité cruelle: sa femme n'était pas sensible à la poésie, elle n'habitait pas sa sphère, elle ne le suivait pas dans tous ses caprices, dans ses improvisations, dans ses joies, dans ses douleurs; elle marchait terre à terre dans le monde réel, tandis qu'il avait la tête dans les cieux. Les esprits ordinaires ne peuvent pas apprécier les souffrances renaissantes de l'être qui, uni à un autre par le plus intime de tous les sentiments, est obligé de refouler sans cesse les plus chères expansions de sa pensée, et de faire rentrer dans le néant les images qu'une puissance magique le force à créer. Pour lui, ce supplice est d'autant plus cruel, que le sentiment qu'il porte à son compagnon ordonne, par sa première loi, de ne jamais rien se dérober l'un à l'autre, et de confondre les effusions de la pensée aussi bien que les épanchements de l'âme. On ne trompe pas impunément les volontés de la nature: elle est inexorable comme la Nécessité, qui, certes, est une sorte de nature sociale. Sommervieux se réfugia dans le calme et le silence de son atelier, en espérant que l'habitude de vivre avec des 67 artistes pourrait former sa femme, et développerait en elle les germes de haute intelligence engourdis que quelques esprits supérieurs croient préexistants chez tous les êtres; mais Augustine était trop sincèrement religieuse pour ne pas être effrayée du ton des artistes. Au premier dîner que donna Théodore, elle entendit un jeune peintre disant avec cette enfantine légèreté qu'elle ne sut pas reconnaître et qui absout une plaisanterie de toute irréligion:—Mais, madame, votre paradis n'est pas plus beau que la Transfiguration de Raphaël? Eh! bien, je me suis lassé de la regarder. Augustine apporta donc dans cette société spirituelle un esprit de défiance qui n'échappait à personne. Elle gêna. Les artistes gênés sont impitoyables: ils fuient ou se moquent. Madame Guillaume avait, entre autres ridicules, celui d'outrer la dignité qui lui semblait l'apanage d'une femme mariée; et quoiqu'elle s'en fût souvent moqué, Augustine ne sut pas se défendre d'une légère imitation de la pruderie maternelle. Cette exagération de pudeur, que n'évitent pas toujours les femmes vertueuses, suggéra quelques épigrammes à coups de crayon dont l'innocent badinage était de trop bon goût pour que Sommervieux pût s'en fâcher. Ces plaisanteries eussent été même plus cruelles, elles n'étaient après tout que des représailles exercées sur lui par ses amis. Mais rien ne pouvait être léger pour une âme qui recevait aussi facilement que celle de Théodore des impressions étrangères. Aussi éprouva-t-il insensiblement une froideur qui ne pouvait aller qu'en croissant. Pour arriver au bonheur conjugal, il faut gravir une montagne dont l'étroit plateau est bien près d'un revers aussi rapide que glissant, et l'amour du peintre le descendait. Il jugea sa femme incapable d'apprécier les considérations morales qui justifiaient, à ses propres yeux, la singularité de ses manières envers elle, et se crut fort innocent en lui cachant des pensées qu'il ne comprenait pas et des écarts peu justiciables au tribunal d'une conscience bourgeoise. Augustine se renferma dans une douleur morne et silencieuse. Ces sentiments secrets mirent entre les deux époux un voile qui devait s'épaissir de jour en jour. Sans que son mari manquât d'égards envers elle, Augustine ne pouvait s'empêcher de trembler en le voyant réserver pour le monde les trésors d'esprit et de grâce qu'il venait jadis mettre à ses pieds. Bientôt, elle interpréta fatalement les discours spirituels qui se tiennent dans le monde sur l'inconstance des hommes. Elle ne se plaignit pas, mais son attitude équivalait à des reproches. Trois 68 ans après son mariage, cette femme jeune et jolie qui passait si brillante dans son brillant équipage, qui vivait dans une sphère de gloire et de richesse enviée de tant de gens insouciants et incapables d'apprécier justement les situations de la vie, fut en proie à de violents chagrins. Ses couleurs pâlirent. Elle réfléchit, elle compara; puis, le malheur lui déroula les premiers textes de l'expérience. Elle résolut de rester courageusement dans le cercle de ses devoirs, en espérant que cette conduite généreuse lui ferait recouvrer tôt ou tard l'amour de son mari; mais il n'en fut pas ainsi. Quand Sommervieux, fatigué de travail, sortait de son atelier, Augustine ne cachait pas si promptement son ouvrage, que le peintre ne pût apercevoir sa femme raccommodant avec toute la minutie d'une bonne ménagère le linge de la maison et le sien. Elle fournissait, avec générosité, sans murmure, l'argent nécessaire aux prodigalités de son mari; mais, dans le désir de conserver la fortune de son cher Théodore, elle se montrait économe soit pour elle, soit dans certains détails de l'administration domestique. Cette conduite est incompatible avec le laisser-aller des artistes qui, sur la fin de leur carrière, ont tant joui de la vie, qu'ils ne se demandent jamais la raison de leur ruine. Il est inutile de marquer chacune des dégradations de couleur par lesquelles la teinte brillante de leur lune de miel atteignit à une profonde obscurité. Un soir, la triste Augustine, qui depuis longtemps entendait son mari parler avec enthousiasme de madame la duchesse de Carigliano, reçut d'une amie quelques avis méchamment charitables sur la nature de l'attachement qu'avait conçu Sommervieux pour cette célèbre coquette qui donnait le ton à la cour impériale. A vingt et un ans, dans tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté, Augustine se vit trahie pour une femme de trente-six ans. En se sentant malheureuse au milieu du monde et de ses fêtes désertes pour elle, la pauvre petite ne comprit plus rien à l'admiration qu'elle y excitait, ni à l'envie qu'elle inspirait. Sa figure prit une nouvelle expression. La mélancolie versa dans ses traits la douceur de la résignation et la pâleur d'un amour dédaigné. Elle ne tarda pas à être courtisée par les hommes les plus séduisants; mais elle resta solitaire et vertueuse. Quelques paroles de dédain, échappées à son mari, lui donnèrent un incroyable désespoir. Une lueur fatale lui fit entrevoir les défauts de contact qui, par suite des mesquineries de son éducation, empêchaient l'union complète de son âme avec celle de 69 Théodore: elle eut assez d'amour pour l'absoudre et pour se condamner. Elle pleura des larmes de sang, et reconnut trop tard qu'il est des mésalliances d'esprits aussi bien que des mésalliances de mœurs et de rang. En songeant aux délices printanières de son union, elle comprit l'étendue du bonheur passé, et convint en elle-même qu'une si riche moisson d'amour était une vie entière qui ne pouvait se payer que par du malheur. Cependant elle aimait trop sincèrement pour perdre toute espérance. Aussi osa-t-elle entreprendre à vingt et un ans de s'instruire et de rendre son imagination au moins digne de celle qu'elle admirait.

—Si je ne suis pas poëte, se disait-elle, au moins je comprendrai la poésie.

Et déployant alors cette force de volonté, cette énergie que les femmes possèdent toutes quand elles aiment, madame de Sommervieux tenta de changer son caractère, ses mœurs et ses habitudes; mais en dévorant des volumes, en apprenant avec courage, elle ne réussit qu'à devenir moins ignorante. La légèreté de l'esprit et les grâces de la conversation sont un don de la nature ou le fruit d'une éducation commencée au berceau. Elle pouvait apprécier la musique, en jouir, mais non chanter avec goût. Elle comprit la littérature et les beautés de la poésie, mais il était trop tard pour en orner sa rebelle mémoire. Elle entendait avec plaisir les entretiens du monde, mais elle n'y fournissait rien de brillant. Ses idées religieuses et ses préjugés d'enfance s'opposèrent à la complète émancipation de son intelligence. Enfin, il s'était glissé contre elle, dans l'âme de Théodore, une prévention qu'elle ne put vaincre. L'artiste se moquait de ceux qui lui vantaient sa femme, et ses plaisanteries étaient assez fondées: il imposait tellement à cette jeune et touchante créature, qu'en sa présence, ou en tête-à-tête, elle tremblait. Embarrassée par son trop grand désir de plaire, elle sentait son esprit et ses connaissances s'évanouir dans un seul sentiment. La fidélité d'Augustine déplut même à cet infidèle mari, qui semblait l'engager à commettre des fautes en taxant sa vertu d'insensibilité. Augustine s'efforça en vain d'abdiquer sa raison, de se plier aux caprices, aux fantaisies de son mari, et de se vouer à l'égoïsme de sa vanité; elle ne recueillit pas le fruit de ses sacrifices. Peut-être avaient-ils tous deux laissé passer le moment où les âmes peuvent se comprendre. Un jour le cœur trop sensible de la jeune épouse reçut un de ces coups qui font si fortement plier les 70 liens du sentiment, qu'on peut les croire rompus. Elle s'isola. Mais bientôt une fatale pensée lui suggéra d'aller chercher des consolations et des conseils au sein de sa famille.

Un matin donc, elle se dirigea vers la grotesque façade de l'humble et silencieuse maison où s'était écoulée son enfance. Elle soupira en revoyant cette croisée d'où, un jour, elle avait envoyé un premier baiser à celui qui répandait aujourd'hui sur sa vie autant de gloire que de malheur. Rien n'était changé dans l'antre où se rajeunissait cependant le commerce de la draperie. La sœur d'Augustine occupait au comptoir antique la place de sa mère. La jeune affligée rencontra son beau-frère la plume derrière l'oreille. Elle fut à peine écoutée, tant il avait l'air affairé. Les redoutables signaux d'un inventaire général se faisaient autour de lui. Aussi la quitta-t-il en la priant d'excuser. Elle fut reçue assez froidement par sa sœur, qui lui manifesta quelque rancune. En effet, Augustine, brillante et descendant d'un joli équipage, n'était jamais venue voir sa sœur qu'en passant. La femme du prudent Lebas s'imagina que l'argent était la cause première de cette visite matinale, elle essaya de se maintenir sur un ton de réserve qui fit sourire plus d'une fois Augustine. La femme du peintre vit que, sauf les barbes au bonnet, sa mère avait trouvé dans Virginie un successeur qui conservait l'antique honneur du Chat-qui-pelote. Au déjeuner, elle aperçut dans le régime de la maison, certains changements qui faisaient honneur au bon sens de Joseph Lebas: les commis ne se levèrent pas au dessert, on leur laissait la faculté de parler, et l'abondance de la table annonçait une aisance sans luxe. La jeune élégante trouva les coupons d'une loge aux Français où elle se souvint d'avoir vu sa sœur de loin en loin. Madame Lebas avait sur les épaules un cachemire dont la magnificence attestait la générosité avec laquelle son mari s'occupait d'elle. Enfin, les deux époux marchaient avec leur siècle. Augustine fut bientôt pénétrée d'attendrissement, en reconnaissant, pendant les deux tiers de cette journée, le bonheur égal, sans exaltation, il est vrai, mais aussi sans orages, que goûtait ce couple convenablement assorti. Ils avaient accepté la vie comme une entreprise commerciale où il s'agissait de faire, avant tout, honneur à ses affaires. La femme, n'ayant pas rencontré dans son mari un amour excessif, s'était appliquée à le faire naître. Insensiblement amené à estimer, à chérir Virginie, le temps que le bonheur mit à éclore, fut, pour Joseph 71 Lebas, et pour sa femme un gage de durée. Aussi, lorsque la plaintive Augustine exposa sa situation douloureuse, eut-elle à essuyer le déluge de lieux communs que la morale de la rue Saint-Denis fournissait à sa sœur.

—Le mal est fait, ma femme, dit Joseph Lebas, il faut chercher à donner de bons conseils à notre sœur. Puis, l'habile négociant analysa lourdement les ressources que les lois et les mœurs pouvaient offrir à Augustine pour sortir de cette crise; il en numérota pour ainsi dire les considérations, les rangea par leur force dans des espèces de catégories, comme s'il se fût agi de marchandises de diverses qualités; puis il les mit en balance, les pesa, et conclut en développant la nécessité où était sa belle-sœur de prendre un parti violent qui ne satisfit point l'amour qu'elle ressentait encore pour son mari. Aussi ce sentiment se réveilla-t-il dans toute sa force quand elle entendit Joseph Lebas parlant de voies judiciaires. Elle remercia ses deux amis, et revint chez elle encore plus indécise qu'elle ne l'était avant de les avoir consultés. Elle hasarda de se rendre alors à l'antique hôtel de la rue du Colombier, dans le dessein de confier ses malheurs à son père et à sa mère. La pauvre petite femme ressemblait à ces malades qui, arrivés à un état désespéré, essayent de toutes les recettes et se confient même aux remèdes de bonne femme. Les deux vieillards la reçurent avec une effusion de sentiment qui l'attendrit. Cette visite leur apportait une distraction qui, pour eux, valait un trésor. Depuis quatre ans, ils marchaient dans la vie comme des navigateurs sans but et sans boussole. Assis au coin de leur feu, ils se racontaient l'un à l'autre tous les désastres du Maximum, leurs anciennes acquisitions de draps, la manière dont ils avaient évité les banqueroutes, et surtout cette célèbre faillite Lecocq, la bataille de Marengo du père Guillaume. Puis, quand ils avaient épuisé les vieux procès, ils récapitulaient les additions de leurs inventaires les plus productifs, et se narraient encore les vieilles histoires du quartier Saint-Denis. A deux heures, le père Guillaume allait donner un coup d'œil à l'établissement du Chat-qui-pelote. En revenant il s'arrêtait à toutes les boutiques, autrefois ses rivales, et dont les jeunes propriétaires espéraient entraîner le vieux négociant dans quelque escompte aventureux, que, selon sa coutume, il ne refusait jamais positivement. Deux bons chevaux normands mouraient de gras-fondu dans l'écurie de l'hôtel; madame Guillaume ne s'en 72 servait que pour se faire traîner tous les dimanches à la grand'messe de sa paroisse. Trois fois par semaine ce respectable couple tenait table ouverte. Grâce à l'influence de son gendre Sommervieux, le père Guillaume avait été nommé membre du comité consultatif pour l'habillement des troupes. Depuis que son mari s'était ainsi trouvé placé haut dans l'administration, madame Guillaume avait pris la détermination de représenter. Leurs appartements étaient encombrés de tant d'ornements d'or et d'argent, et de meubles sans goût mais de valeur certaine, que la pièce la plus simple y ressemblait à une chapelle. L'économie et la prodigalité semblaient se disputer dans chacun des accessoires de cet hôtel. L'on eût dit que monsieur Guillaume avait eu en vue de faire un placement d'argent jusque dans l'acquisition d'un flambeau. Au milieu de ce bazar, dont la richesse accusait le désœuvrement des deux époux, le célèbre tableau de Sommervieux avait obtenu la place d'honneur. Il faisait la consolation de monsieur et de madame Guillaume qui tournaient vingt fois par jour les yeux harnachés de bésicles vers cette image de leur ancienne existence, pour eux si active et si amusante. L'aspect de cet hôtel et de ces appartements où tout avait une senteur de vieillesse et de médiocrité, le spectacle donné par ces deux êtres qui semblaient échoués sur un rocher d'or loin du monde et des idées qui font vivre, surprirent Augustine. Elle contemplait en ce moment la seconde partie du tableau dont le commencement l'avait frappée chez Joseph Lebas, celui d'une vie agitée quoique sans mouvement, espèce d'existence mécanique et instinctive semblable à celle des castors. Elle eut alors je ne sais quel orgueil de ses chagrins, en pensant qu'ils prenaient leur source dans un bonheur de dix-huit mois qui valait à ses yeux mille existences comme celle dont le vide lui semblait horrible. Cependant elle cacha ce sentiment peu charitable, et déploya pour ses vieux parents, les grâces nouvelles de son esprit, les coquetteries de tendresse que l'amour lui avait révélées, et les disposa favorablement à écouter ses doléances matrimoniales. Les vieilles gens ont un faible pour ces sortes de confidences. Madame Guillaume voulut être instruite des plus légers détails de cette vie étrange qui, pour elle, avait quelque chose de fabuleux. Les voyages du baron de La Houtan, qu'elle commençait toujours sans jamais les achever, ne lui apprirent rien de plus inouï sur les sauvages du Canada.

73

—Comment, mon enfant, ton mari s'enferme avec des femmes nues, et tu as la simplicité de croire qu'il les dessine?

A cette exclamation, la grand'mère posa ses lunettes sur une petite travailleuse, secoua ses jupons et plaça ses mains jointes sur ses genoux élevés par une chaufferette, son piédestal favori.

—Mais, ma mère, tous les peintres sont obligés d'avoir des modèles.

—Il s'est bien gardé de nous dire tout cela quand il t'a demandée en mariage. Si je l'avais su, je n'aurais pas donné ma fille à un homme qui fait un pareil métier. La religion défend ces horreurs-là, ça n'est pas moral. A quelle heure nous disais-tu donc qu'il rentre chez lui?

—Mais à une heure, deux heures…

Les deux époux se regardèrent dans un profond étonnement.

—Il joue donc? dit monsieur Guillaume. Il n'y avait que les joueurs qui, de mon temps, rentrassent si tard.

Augustine fit une petite moue qui repoussait cette accusation.

—Il doit te faire passer de cruelles nuits à l'attendre, reprit madame Guillaume. Mais, non, tu te couches, n'est-ce pas? Et quand il a perdu, le monstre te réveille.

—Non, ma mère, il est au contraire quelquefois très-gai. Assez souvent même, quand il fait beau, il me propose de me lever pour aller dans les bois.

—Dans les bois, à ces heures-là? Tu as donc un bien petit appartement qu'il n'a pas assez de sa chambre, de ses salons, et qu'il lui faille ainsi courir pour… Mais c'est pour t'enrhumer, que le scélérat te propose ces parties-là. Il veut se débarrasser de toi. A-t-on jamais vu un homme établi, qui a un commerce tranquille, galoper comme un loup-garou?

—Mais, ma mère, vous ne comprenez donc pas que, pour développer son talent, il a besoin d'exaltation. Il aime beaucoup les scènes qui…

—Ah! je lui en ferais de belles, des scènes, moi, s'écria madame Guillaume en interrompant sa fille. Comment peux-tu garder des ménagements avec un homme pareil? D'abord, je n'aime pas qu'il ne boive que de l'eau. Ça n'est pas sain. Pourquoi montre-t-il de la répugnance à voir les femmes quand elles mangent? Quel singulier genre! Mais c'est un fou. Tout ce que tu nous en as dit n'est pas possible. Un homme ne peut pas partir de sa maison sans 74 souffler mot et ne revenir que dix jours après. Il te dit qu'il a été à Dieppe pour peindre la mer. Est-ce qu'on peint la mer? Il te fait des contes à dormir debout.

Augustine ouvrit la bouche pour défendre son mari; mais madame Guillaume lui imposa silence par un geste de main auquel un reste d'habitude la fit obéir, et sa mère s'écria d'un ton sec:—Tiens, ne me parle pas de cet homme-là! il n'a jamais mis le pied dans une église que pour te voir et t'épouser. Les gens sans religion sont capables de tout. Est-ce que Guillaume s'est jamais avisé de me cacher quelque chose, de rester des trois jours sans me dire ouf, et de babiller ensuite comme une pie borgne?

—Ma chère mère, vous jugez trop sévèrement les gens supérieurs. S'ils avaient des idées semblables à celles des autres, ce ne seraient plus des gens à talent.

—Eh bien! que les gens à talent restent chez eux et ne se marient pas. Comment! un homme à talent rendra sa femme malheureuse! et parce qu'il a du talent ce sera bien? Talent, talent! Il n'y a pas tant de talent à dire comme lui blanc et noir à toute minute, à couper la parole aux gens, à battre du tambour chez soi, à ne jamais vous laisser savoir sur quel pied danser, à forcer une femme de ne pas s'amuser avant que les idées de monsieur ne soient gaies; d'être triste, dès qu'il est triste.

—Mais, ma mère, le propre de ces imaginations-là…

—Qu'est-ce que c'est que ces imaginations-là? reprit madame Guillaume en interrompant encore sa fille. Il en a de belles, ma foi! Qu'est-ce qu'un homme auquel il prend tout à coup, sans consulter de médecin, la fantaisie de ne manger que des légumes? Encore, si c'était par religion, sa diète lui servirait à quelque chose; mais il n'en a pas plus qu'un huguenot. A-t-on jamais vu un homme aimer, comme lui, les chevaux plus qu'il n'aime son prochain, se faire friser les cheveux comme un païen, coucher des statues sous de la mousseline, faire fermer ses fenêtres le jour pour travailler à la lampe? Tiens, laisse-moi, s'il n'était pas si grossièrement immoral, il serait bon à mettre aux Petites-Maisons. Consulte monsieur Loraux, le vicaire de Saint-Sulpice, demande-lui son avis sur tout cela, il te dira que ton mari ne se conduit pas comme un chrétien…

—Oh! ma mère! pouvez-vous croire…

—Oui, je le crois! Tu l'as aimé, tu n'aperçois rien de ces 75 choses-là. Mais, moi, vers les premiers temps de son mariage, je me souviens de l'avoir rencontré dans les Champs-Élysées. Il était à cheval. Eh bien! il galopait par moment ventre à terre, et puis il s'arrêtait pour aller pas à pas. Je me suis dit alors:—Voilà un homme qui n'a pas de jugement.

—Ah! s'écria monsieur Guillaume en se frottant les mains, comme j'ai bien fait de t'avoir mariée séparée de biens avec cet original-là!

Quand Augustine eut l'imprudence de raconter les griefs véritables qu'elle avait à exposer contre son mari, les deux vieillards restèrent muets d'indignation. Le mot de divorce fut bientôt prononcé par madame Guillaume. Au mot de divorce, l'inactif négociant fut comme réveillé. Stimulé par l'amour qu'il avait pour sa fille, et aussi par l'agitation qu'un procès allait donner à sa vie sans événements, le père Guillaume prit la parole. Il se mit à la tête de la demande en divorce, la dirigea, plaida presque, il offrit à sa fille de se charger de tous les frais, de voir les juges, les avoués, les avocats, de remuer ciel et terre. Madame de Sommervieux, effrayée, refusa les services de son père, dit qu'elle ne voulait pas se séparer de son mari, dût-elle être dix fois plus malheureuse encore, et ne parla plus de ses chagrins. Après avoir été accablée par ses parents de tous ces petits soins muets et consolateurs par lesquels les deux vieillards essayèrent de la dédommager, mais en vain, de ses peines de cœur, Augustine se retira en sentant l'impossibilité de parvenir à faire bien juger les hommes supérieurs par des esprits faibles. Elle apprit qu'une femme devait cacher à tout le monde, même à ses parents, des malheurs pour lesquels on rencontre si difficilement des sympathies. Les orages et les souffrances des sphères élevées ne peuvent être appréciés que par les nobles esprits qui les habitent. En toute chose, nous ne pouvons être jugés que par nos pairs.

La pauvre Augustine se retrouva donc dans la froide atmosphère de son ménage, livrée à l'horreur de ses méditations. L'étude n'était plus rien pour elle, puisque l'étude ne lui avait pas rendu le cœur de son mari. Initiée aux secrets de ces âmes de feu mais privée de leurs ressources, elle participait avec force à leurs peines sans partager leurs plaisirs. Elle s'était dégoûtée du monde, qui lui semblait mesquin et petit devant les événements des passions. Enfin, sa vie était manquée. Un soir, elle fut frappée d'une pensée 76 qui vint illuminer ses ténébreux chagrins comme un rayon céleste. Cette idée ne pouvait sourire qu'à un cœur aussi pur, aussi vertueux que l'était le sien. Elle résolut d'aller chez la duchesse de Carigliano, non pas pour lui redemander le cœur de son mari, mais pour s'y instruire des artifices qui le lui avaient enlevé; mais pour intéresser à la mère des enfants de son ami cette orgueilleuse femme du monde; mais pour la fléchir et la rendre complice de son bonheur à venir comme elle était l'instrument de son malheur présent.

Un jour donc, la timide Augustine, armée d'un courage surnaturel, monta en voiture, à deux heures après midi, pour essayer de pénétrer jusqu'au boudoir de la célèbre coquette, qui n'était jamais visible avant cette heure-là. Madame de Sommervieux ne connaissait pas encore les antiques et somptueux hôtels du faubourg Saint-Germain. Quand elle parcourut ces vestibules majestueux, ces escaliers grandioses, ces salons immenses ornés de fleurs malgré les rigueurs de l'hiver, et décorés avec ce goût particulier aux femmes qui sont nées dans l'opulence ou avec les habitudes distinguées de l'aristocratie, Augustine eut un affreux serrement de cœur. Elle envia les secrets de cette élégance de laquelle elle n'avait jamais eu l'idée. Elle respira un air de grandeur qui lui expliqua l'attrait de cette maison pour son mari. Quand elle parvint aux petits appartements de la duchesse, elle éprouva de la jalousie et une sorte de désespoir, en y admirant la voluptueuse disposition des meubles, des draperies et des étoffes tendues. Là le désordre était une grâce, là le luxe affectait une espèce de dédain pour la richesse. Les parfums répandus dans cette douce atmosphère flattaient l'odorat sans l'offenser. Les accessoires de l'appartement s'harmoniaient avec une vue ménagée par des glaces sans tain sur les pelouses d'un jardin planté d'arbres verts. Tout était séduction, et le calcul ne s'y sentait point. Le génie de la maîtresse de ces appartements respirait tout entier dans le salon où attendait Augustine. Elle tâcha d'y deviner le caractère de sa rivale par l'aspect des objets épars; mais il y avait là quelque chose d'impénétrable dans le désordre comme dans la symétrie, et pour la simple Augustine ce fut lettres closes. Tout ce qu'elle y put voir, c'est que la duchesse était une femme supérieure en tant que femme. Elle eut alors une pensée douloureuse.

—Hélas! serait-il vrai, se dit-elle, qu'un cœur aimant et simple 77 ne suffit pas à un artiste; et pour balancer le poids de ces âmes fortes, faut-il les unir à des âmes féminines dont la puissance soit pareille à la leur? Si j'avais été élevée comme cette sirène, au moins nos armes eussent été égales au moment de la lutte.

—Mais je n'y suis pas! Ces mots secs et brefs, quoique prononcés à voix basse dans le boudoir voisin, furent entendus par Augustine, dont le cœur palpita.

—Cette dame est là, répliqua la femme de chambre.

—Vous êtes folle, faites donc entrer! répondit la duchesse dont la voix devenue douce avait pris l'accent affectueux de la politesse. Évidemment, elle désirait alors être entendue.

Augustine s'avança timidement. Au fond de ce frais boudoir elle vit la duchesse voluptueusement couchée sur une ottomane en velours vert placée au centre d'une espèce de demi-cercle dessiné par les plis moelleux d'une mousseline tendue sur un fond jaune. Des ornements de bronze doré, disposés avec un goût exquis, rehaussaient encore cette espèce de dais sous lequel la duchesse était posée comme une statue antique. La couleur foncée du velours ne lui laissait perdre aucun moyen de séduction. Un demi-jour, ami de sa beauté, semblait être plutôt un reflet qu'une lumière. Quelques fleurs rares élevaient leurs têtes embaumées au-dessus des vases de Sèvres les plus riches. Au moment où ce tableau s'offrit aux yeux d'Augustine étonnée, elle avait marché si doucement, qu'elle put surprendre un regard de l'enchanteresse. Ce regard semblait dire à une personne que la femme du peintre n'aperçut pas d'abord:—Restez, vous allez voir une jolie femme, et vous me rendrez sa visite moins ennuyeuse.

A l'aspect d'Augustine, la duchesse se leva et la fit asseoir auprès d'elle.

—A quoi dois-je le bonheur de cette visite, madame? dit-elle avec un sourire plein de grâces.

—Pourquoi tant de fausseté? pensa Augustine qui ne répondit que par une inclination de tête.

Ce silence était commandé. La jeune femme voyait devant elle un témoin de trop à cette scène. Ce personnage était, de tous les colonels de l'armée, le plus jeune, le plus élégant et le mieux fait. Son costume demi-bourgeois faisait ressortir les grâces de sa personne. Sa figure pleine de vie, de jeunesse, et déjà fort expressive, 78 était encore animée par de petites moustaches relevées en pointe et noires comme du jais, par une impériale bien fournie, par des favoris soigneusement peignés et par une forêt de cheveux noirs assez en désordre. Il badinait avec une cravache, en manifestant une aisance et une liberté qui séyaient à l'air satisfait de sa physionomie ainsi qu'à la recherche de sa toilette. Les rubans attachés à sa boutonnière étaient noués avec dédain, et il paraissait bien plus vain de sa jolie tournure que de son courage. Augustine regarda la duchesse de Carigliano en lui montrant le colonel par un coup d'œil dont toutes les prières furent comprises.

—Eh bien, adieu, monsieur d'Aiglemont, nous nous retrouverons au bois de Boulogne.

Ces mots furent prononcés par la sirène comme s'ils étaient le résultat d'une stipulation antérieure à l'arrivée d'Augustine; elle les accompagna d'un regard menaçant que l'officier méritait peut-être pour l'admiration qu'il témoignait en contemplant la modeste fleur qui contrastait si bien avec l'orgueilleuse duchesse. Le jeune fat s'inclina en silence, tourna sur les talons de ses bottes, et s'élança gracieusement hors du boudoir. En ce moment, Augustine, épiant sa rivale qui semblait suivre des yeux le brillant officier, surprit dans ce regard un sentiment dont les fugitives expressions sont connues de toutes les femmes. Elle songea avec la douleur la plus profonde que sa visite allait être inutile: cette artificieuse duchesse était trop avide d'hommages pour ne pas avoir le cœur sans pitié.

—Madame, dit Augustine d'une voix entrecoupée, la démarche que je fais en ce moment auprès de vous va vous sembler bien singulière; mais le désespoir a sa folie, et doit faire tout excuser. Je m'explique trop bien pourquoi Théodore préfère votre maison à toute autre, et pourquoi votre esprit exerce tant d'empire sur lui. Hélas! je n'ai qu'à rentrer en moi-même pour en trouver des raisons plus que suffisantes. Mais j'adore mon mari, madame. Deux ans de larmes n'ont point effacé son image de mon cœur, quoique j'aie perdu le sien. Dans ma folie, j'ai osé concevoir l'idée de lutter avec vous; et je viens à vous, vous demander par quels moyens je puis triompher de vous-même. Oh, madame! s'écria la jeune femme en saisissant avec ardeur la main de sa rivale, qui la lui laissa prendre, je ne prierai jamais Dieu pour mon propre bonheur avec autant de ferveur que je l'implorerais pour le vôtre, si vous m'aidiez 79 à reconquérir, je ne dirai pas l'amour, mais la tendresse de Sommervieux. Je n'ai plus d'espoir qu'en vous. Ah! dites-moi comment vous avez pu lui plaire et lui faire oublier les premiers jours de…

A ces mots, Augustine, suffoquée par des sanglots mal contenus, fut obligée de s'arrêter. Honteuse de sa faiblesse, elle cacha son visage dans un mouchoir qu'elle inonda de ses larmes.

—Êtes-vous donc enfant, ma chère petite belle! dit la duchesse, qui, séduite par la nouveauté de cette scène et attendrie malgré elle en recevant l'hommage que lui rendait la plus parfaite vertu qui fût peut-être à Paris, prit le mouchoir de la jeune femme et se mit à lui essuyer elle-même les yeux en la flattant par quelques monosyllabes murmurés avec une gracieuse pitié.

Après un moment de silence, la coquette, emprisonnant les jolies mains de la pauvre Augustine entre les siennes qui avaient un rare caractère de beauté noble et de puissance, lui dit d'une voix douce et affectueuse:—Pour premier avis, je vous conseillerai de ne pas pleurer ainsi, les larmes enlaidissent. Il faut savoir prendre son parti sur les chagrins; ils rendent malade, et l'amour ne reste pas longtemps sur un lit de douleur. La mélancolie donne bien d'abord une certaine grâce qui plaît, mais elle finit par allonger les traits et flétrir la plus ravissante de toutes les figures. Ensuite, nos tyrans ont l'amour-propre de vouloir que leurs esclaves soient toujours gaies.

—Ah, madame! il ne dépend pas de moi de ne pas sentir! Comment peut-on, sans éprouver mille morts, voir terne, décolorée, indifférente, une figure qui jadis rayonnait d'amour et de joie? Ah! je ne sais pas commander à mon cœur.

—Tant pis, chère belle; mais je crois déjà savoir toute votre histoire. D'abord, imaginez-vous bien que si votre mari vous a été infidèle, je ne suis pas sa complice. Si j'ai tenu à l'avoir dans mon salon, c'est, je l'avouerai, par amour-propre: il était célèbre et n'allait nulle part. Je vous aime déjà trop pour vous dire toutes les folies qu'il a faites pour moi. Je ne vous en révèlerai qu'une seule, parce qu'elle nous servira peut-être à vous le ramener et à le punir de l'audace qu'il met dans ses procédés avec moi. Il finirait par me compromettre. Je connais trop le monde, ma chère, pour vouloir me mettre à la discrétion d'un homme trop supérieur. Sachez qu'il faut se laisser faire la cour par eux, mais les épouser: 80 c'est une faute. Nous autres femmes, nous devons admirer les hommes de génie, en jouir comme d'un spectacle, mais vivre avec eux! jamais. Fi donc! c'est vouloir prendre plaisir à regarder les machines de l'Opéra, au lieu de rester dans une loge, à y savourer ses brillantes illusions. Mais chez vous, ma pauvre enfant, le mal est arrivé, n'est-ce pas? Eh bien! il faut essayer de vous armer contre la tyrannie.

—Ah, madame! avant d'entrer ici, en vous y voyant, j'ai déjà reconnu quelques artifices que je ne soupçonnais pas.

—Eh bien, venez me voir quelquefois, et vous ne serez pas long-temps sans posséder la science de ces bagatelles, d'ailleurs assez importantes. Les choses extérieures sont, pour les sots, la moitié de la vie; et pour cela, plus d'un homme de talent se trouve un sot malgré tout son esprit. Mais je gage que vous n'avez jamais rien su refuser à Théodore?

—Le moyen, madame, de refuser quelque chose à celui qu'on aime!

—Pauvre innocente, je vous adorerais pour votre niaiserie. Sachez donc que plus nous aimons, moins nous devons laisser apercevoir à un homme, surtout à un mari, l'étendue de notre passion. C'est celui qui aime le plus qui est tyrannisé, et, qui pis est, délaissé tôt ou tard. Celui qui veut régner, doit…

—Comment, madame! faudra-t-il donc dissimuler, calculer, devenir fausse, se faire un caractère artificiel et pour toujours? Oh! comment peut-on vivre ainsi? Est-ce que vous pouvez…

Elle hésita, la duchesse sourit.

—Ma chère, reprit la grande dame d'une voix grave, le bonheur conjugal a été de tout temps une spéculation, une affaire qui demande une attention particulière. Si vous continuez à parler passion quand je vous parle mariage, nous ne nous entendrons bientôt plus. Écoutez-moi, continua-t-elle en prenant le ton d'une confidence. J'ai été à même de voir quelques-uns des hommes supérieurs de notre époque. Ceux qui se sont mariés ont, à quelques exceptions près, épousé des femmes nulles. Eh bien! ces femmes-là les gouvernaient, comme l'empereur nous gouverne, et étaient, sinon aimées, du moins respectées par eux. J'aime assez les secrets, surtout ceux qui nous concernent, pour m'être amusée à chercher le mot de cette énigme. Eh bien, mon ange! ces bonnes femmes avaient le talent d'analyser le caractère de leurs maris. Sans s'épouvanter 81 comme vous de leurs supériorités, elles avaient adroitement remarqué les qualités qui leur manquaient. Soit qu'elles possédassent ces qualités, ou qu'elles feignissent de les avoir, elles trouvaient moyen d'en faire un si grand étalage aux yeux de leurs maris qu'elles finissaient par leur imposer. Enfin, apprenez encore que ces âmes qui paraissent si grandes ont toutes un petit grain de folie que nous devons savoir exploiter. En prenant la ferme volonté de les dominer, en ne s'écartant jamais de ce but, en y rapportant toutes nos actions, nos idées, nos coquetteries, nous maîtrisons ces esprits éminemment capricieux qui, par la mobilité même de leurs pensées, nous donnent les moyens de les influencer.

—Oh ciel! s'écria la jeune femme épouvantée, voilà donc la vie. C'est un combat…..

—Où il faut toujours menacer, reprit la duchesse en riant. Notre pouvoir est tout factice. Aussi ne faut-il jamais se laisser mépriser par un homme; on ne se relève d'une pareille chute que par des manœuvres odieuses. Venez, ajouta-t-elle, je vais vous donner un moyen de mettre votre mari à la chaîne.

Elle se leva, pour guider en souriant la jeune et innocente apprentie des ruses conjugales à travers le dédale de son petit palais. Elles arrivèrent toutes deux à un escalier dérobé qui communiquait aux appartements de réception. Quand la duchesse tourna le secret de la porte, elle s'arrêta, regarda Augustine avec un air inimitable de finesse et de grâce:—Tenez, le duc de Carigliano m'adore! eh bien, il n'ose pas entrer par cette porte sans ma permission. Et c'est un homme qui a l'habitude de commander à des milliers de soldats. Il sait affronter les batteries, mais devant moi! il a peur.

Augustine soupira. Elles parvinrent à une somptueuse galerie où la femme du peintre fut amenée par la duchesse devant le portrait que Théodore avait fait de mademoiselle Guillaume. A cet aspect, Augustine jeta un cri.

—Je savais bien qu'il n'était plus chez moi, dit-elle, mais… ici!

—Ma chère, je ne l'ai exigé que pour voir jusqu'à quel degré de bêtise un homme de génie peut atteindre. Tôt ou tard, il vous aurait été rendu par moi; mais je ne m'attendais pas au plaisir de voir ici l'original devant la copie. Pendant que nous allons achever notre conversation, je le ferai porter dans votre voiture. Si, armée de ce talisman, vous n'êtes pas maîtresse de votre mari pendant 82 cent ans, vous n'êtes pas une femme, et vous mériterez votre sort!

Augustine baisa la main de la duchesse, qui la pressa sur son cœur et l'embrassa avec une tendresse d'autant plus vive qu'elle devait être oubliée le lendemain. Cette scène aurait peut-être à jamais ruiné la candeur et la pureté d'une femme moins vertueuse qu'Augustine, à qui les secrets révélés par la duchesse pouvaient être également salutaires et funestes. La politique astucieuse des hautes sphères sociales ne convenait pas plus à Augustine que l'étroite raison de Joseph Lebas, ou que la niaise morale de madame Guillaume. Étrange effet des fausses positions où nous jettent les moindres contresens commis dans la vie! Augustine ressemblait alors à un pâtre des Alpes surpris par une avalanche: s'il hésite, ou s'il veut écouter les cris de ses compagnons, le plus souvent il périt. Dans ces grandes crises, le cœur se brise ou se bronze.

Madame de Sommervieux revint chez elle en proie à une agitation qu'il serait difficile de décrire. Sa conversation avec la duchesse de Carigliano éveillait une foule d'idées contradictoires dans son esprit. Elle était comme les moutons de la fable, pleine de courage en l'absence du loup. Elle se haranguait elle-même et se traçait d'admirables plans de conduite; elle concevait mille stratagèmes de coquetterie; elle parlait même à son mari, retrouvant, loin de lui, toutes les ressources de cette éloquence vraie qui n'abandonne jamais les femmes; puis, en songeant au regard fixe et clair de Théodore, elle tremblait déjà. Quand elle demanda si monsieur était chez lui, la voix lui manqua. En apprenant qu'il ne reviendrait pas dîner, elle éprouva un mouvement de joie inexplicable. Semblable au criminel qui se pourvoit en cassation contre son arrêt de mort, un délai, quelque court qu'il pût être, lui semblait une vie entière. Elle plaça le portrait dans sa chambre, et attendit son mari en se livrant à toutes les angoisses de l'espérance. Elle pressentait trop bien que cette tentative allait décider de tout son avenir, pour ne pas frissonner à toute espèce de bruit, même au murmure de sa pendule qui semblait appesantir ses terreurs en les lui mesurant. Elle tâcha de tromper le temps par mille artifices. Elle eut l'idée de faire une toilette qui la rendit semblable en tout point au portrait. Puis, connaissant le caractère inquiet de son mari, elle fit éclairer son appartement d'une manière inusitée, certaine qu'en rentrant la 83 curiosité l'amènerait chez elle. Minuit sonna, quand, au cri du jockei, la porte de l'hôtel s'ouvrit. La voiture du peintre roula sur le pavé de la cour silencieuse.

—Que signifie cette illumination? demanda Théodore d'une voix joyeuse en entrant dans la chambre de sa femme.

Augustine saisit avec adresse un moment si favorable, elle s'élança au cou de son mari et lui montra le portrait. L'artiste resta immobile comme un rocher. Ses yeux se dirigèrent alternativement sur Augustine et sur la toile accusatrice. La timide épouse, demi-morte, épiait le front changeant, le front terrible de son mari. Elle en vit par degrés les rides expressives s'amonceler comme des nuages; puis, elle crut sentir son sang se figer dans ses veines, quand, par un regard flamboyant et d'une voix profondément sourde, elle fut interrogée.

—Où avez-vous trouvé ce tableau?

—La duchesse de Carigliano me l'a rendu.

—Vous le lui avez demandé?

—Je ne savais pas qu'il fût chez elle.

La douceur ou plutôt la mélodie enchanteresse de la voix de cet ange eût attendri des Cannibales, mais non un artiste en proie aux tortures de la vanité blessée.

—Cela est digne d'elle, s'écria l'artiste d'une voix tonnante. Je me vengerai! dit-il en se promenant à grands pas. Elle en mourra de honte: je la peindrai! oui, je la représenterai sous les traits de Messaline sortant à la nuit du palais de Claude.

—Théodore! dit une voix mourante.

—Je la tuerai.

—Mon ami!

—Elle aime ce petit colonel de cavalerie, parce qu'il monte bien à cheval…

—Théodore!

—Eh! laissez-moi, dit le peintre à sa femme avec un son de voix qui ressemblait presque à un rugissement.

Il serait odieux de peindre toute cette scène à la fin de laquelle l'ivresse de la colère suggéra à l'artiste des paroles et des actes qu'une femme, moins jeune qu'Augustine, aurait attribués à la démence.

Sur les huit heures du matin, le lendemain, madame Guillaume surprit sa fille pâle, les yeux rouges, la coiffure en désordre, tenant 84 à la main un mouchoir trempé de pleurs, contemplant sur le parquet les fragments épars d'une toilette déchirée et les morceaux d'un grand cadre doré mis en pièce. Augustine, que la douleur rendait presque insensible, montra ces débris par un geste empreint de désespoir.

—Et voilà peut-être une grande perte, s'écria la vieille régente du Chat-qui-pelote. Il était ressemblant, c'est vrai; mais j'ai appris qu'il y a sur le boulevard un homme qui fait des portraits charmants pour cinquante écus.

—Ah, ma mère!

—Pauvre petite, tu as bien raison! répondit madame Guillaume qui méconnut l'expression du regard que lui jeta sa fille. Va, mon enfant, l'on n'est jamais si tendrement aimé que par sa mère. Ma mignonne, je devine tout; mais viens me confier tes chagrins, je te consolerai. Ne t'ai-je pas déjà dit que cet homme-là était un fou! Ta femme de chambre m'a conté de belles choses… Mais c'est donc un véritable monstre!

Augustine mit un doigt sur ses lèvres pâlies, comme pour implorer de sa mère un moment de silence. Pendant cette terrible nuit, le malheur lui avait fait trouver cette patiente résignation qui, chez les mères et chez les femmes aimantes, surpasse, dans ses effets, l'énergie humaine et révèle peut-être dans le cœur des femmes l'existence de certaines cordes que Dieu a refusées à l'homme.

Une inscription gravée sur un cippe du cimetière Montmartre indiquait que madame de Sommervieux était morte à vingt-sept ans. Un poëte, ami de cette timide créature, voyait, dans les simples lignes de son épitaphe, la dernière scène d'un drame. Chaque année, au jour solennel du 2 novembre, il ne passait jamais devant ce jeune marbre sans se demander s'il ne fallait pas des femmes plus fortes que ne l'était Augustine pour les puissantes étreintes du génie.

—Les humbles et modestes fleurs, écloses dans les vallées, meurent peut-être, se disait-il, quand elles sont transplantées trop près des cieux, aux régions où se forment les orages, où le soleil est brûlant.

Maffliers; octobre 1829.

Vol 1 of La Comedie Humaine:
http://www.gutenberg.org/ebooks/41211[:fr]First Tale in La Comédie humaine / H de Balzac / 1829

LA MAISON DU CHAT-QUI-PELOTE.

DÉDIÉ A MADEMOISELLE MARIE DE MONTHEAU.

Au milieu de la rue Saint-Denis, presque au coin de la rue du Petit-Lion, existait naguère une de ces maisons précieuses qui donnent aux historiens la facilité de reconstruire par analogie l’ancien Paris. Les murs menaçants de cette bicoque semblaient avoir été bariolés d’hiéroglyphes. Quel autre nom le flâneur pouvait-il donner aux X et aux V que traçaient sur la façade les pièces de bois transversales ou diagonales dessinées dans le badigeon par de petites lézardes parallèles? Évidemment, au passage de toutes les voitures, chacune de ces solives s’agitait dans sa mortaise. Ce vénérable édifice était surmonté d’un toit triangulaire dont aucun modèle ne se verra bientôt plus à Paris. Cette couverture, tordue par les intempéries du climat parisien, s’avançait de trois pieds sur la rue, autant pour garantir des eaux pluviales le seuil de la porte, que pour abriter le mur d’un grenier et sa lucarne sans appui. Ce dernier étage était construit en planches clouées l’une sur l’autre comme des ardoises, afin sans doute de ne pas charger cette frêle maison.

Par une matinée pluvieuse, au mois de mars, un jeune homme, soigneusement enveloppé dans son manteau, se tenait sous l’auvent de la boutique qui se trouvait en face de ce vieux logis, et paraissait l’examiner avec un enthousiasme d’archéologue. A la vérité, 34 ce débris de la bourgeoisie du seizième siècle pouvait offrir à l’observateur plus d’un problème à résoudre. Chaque étage avait sa singularité. Au premier, quatre fenêtres longues, étroites, rapprochées l’une de l’autre, avaient des carreaux de bois dans leur partie inférieure, afin de produire ce jour douteux, à la faveur duquel un habile marchand prête aux étoffes la couleur souhaitée par ses chalands. Le jeune homme semblait plein de dédain pour cette partie essentielle de la maison, ses yeux ne s’y étaient pas encore arrêtés. Les fenêtres du second étage, dont les jalousies relevées laissaient voir, au travers de grands carreaux en verre de Bohême, de petits rideaux de mousseline rousse, ne l’intéressaient pas davantage. Son attention se portait particulièrement au troisième, sur d’humbles croisées dont le bois travaillé grossièrement aurait mérité d’être placé au Conservatoire des arts et métiers pour y indiquer les premiers efforts de la menuiserie française. Ces croisées avaient de petites vitres d’une couleur si verte, que, sans son excellente vue, le jeune homme n’aurait pu apercevoir les rideaux de toile à carreaux bleus qui cachaient les mystères de cet appartement aux yeux des profanes. Parfois, cet observateur, ennuyé de sa contemplation sans résultat, ou du silence dans lequel la maison était ensevelie, ainsi que tout le quartier, abaissait ses regards vers les régions inférieures. Un sourire involontaire se dessinait alors sur ses lèvres, quand il revoyait la boutique où se rencontraient en effet des choses assez risibles. Une formidable pièce de bois, horizontalement appuyée sur quatre piliers qui paraissaient courbés par le poids de cette maison décrépite, avait été rechampie d’autant de couches de diverses peintures que la joue d’une vieille duchesse en a reçu de rouge. Au milieu de cette large poutre mignardement sculptée se trouvait un antique tableau représentant un chat qui pelotait. Cette toile causait la gaieté du jeune homme. Mais il faut dire que le plus spirituel des peintres modernes n’inventerait pas de charge si comique. L’animal tenait dans une de ses pattes de devant une raquette aussi grande que lui, et se dressait sur ses pattes de derrière pour mirer une énorme balle que lui renvoyait un gentilhomme en habit brodé. Dessin, couleurs, accessoires, tout était traité de manière à faire croire que l’artiste avait voulu se moquer du marchand et des passants. En altérant cette peinture naïve, le temps l’avait rendue encore plus grotesque par quelques incertitudes qui devaient inquiéter de consciencieux flâneurs. 35 Ainsi la queue mouchetée du chat était découpée de telle sorte qu’on pouvait la prendre pour un spectateur, tant la queue des chats de nos ancêtres était grosse, haute et fournie. A droite du tableau, sur un champ d’azur qui déguisait imparfaitement la pourriture du bois, les passants lisaient Guillaume; et à gauche, successeur du sieur Chevrel. Le soleil et la pluie avaient rongé la plus grande partie de l’or moulu parcimonieusement appliqué sur les lettres de cette inscription, dans laquelle les U remplaçaient les V, et réciproquement, selon les lois de notre ancienne orthographe. Afin de rabattre l’orgueil de ceux qui croient que le monde devient de jour en jour plus spirituel, et que le moderne charlatanisme surpasse tout, il convient de faire observer ici que ces enseignes, dont l’étymologie semble bizarre à plus d’un négociant parisien, sont les tableaux morts de vivants tableaux à l’aide desquels nos espiègles ancêtres avaient réussi à amener les chalands dans leurs maisons. Ainsi la Truie-qui-file, le Singe-vert, etc., furent des animaux en cage dont l’adresse émerveillait les passants, et dont l’éducation prouvait la patience de l’industriel au quinzième siècle. De semblables curiosités enrichissaient plus vite leurs heureux possesseurs que les Providence, les Bonne-foi, les Grâce-de-Dieu et les Décollation de saint Jean-Baptiste qui se voient encore rue Saint-Denis. Cependant l’inconnu ne restait certes pas là pour admirer ce chat, qu’un moment d’attention suffisait à graver dans la mémoire. Ce jeune homme avait aussi ses singularités. Son manteau, plissé dans le goût des draperies antiques, laissait voir une élégante chaussure, d’autant plus remarquable au milieu de la boue parisienne, qu’il portait des bas de soie blancs dont les mouchetures attestaient son impatience. Il sortait sans doute d’une noce ou d’un bal; car à cette heure matinale il tenait à la main des gants blancs; et les boucles de ses cheveux noirs défrisés, éparpillées sur ses épaules, indiquaient une coiffure à la Caracalla, mise à la mode autant par l’école de David que par cet engouement pour les formes grecques et romaines qui marqua les premières années de ce siècle. Malgré le bruit que faisaient quelques maraîchers attardés passant au galop pour se rendre à la grande halle, cette rue si agitée avait alors un calme dont la magie n’est connue que de ceux qui ont erré dans Paris désert, à ces heures où son tapage, un moment apaisé, renaît et s’entend dans le lointain comme la grande voix de la mer. Cet étrange jeune homme devait être aussi curieux pour 36 les commerçants du Chat-qui-pelote, que le Chat-qui-pelote l’était pour lui. Une cravate éblouissante de blancheur rendait sa figure tourmentée encore plus pâle qu’elle ne l’était réellement. Le feu tour à tour sombre et pétillant que jetaient ses yeux noirs s’harmoniait avec les contours bizarres de son visage, avec sa bouche large et sinueuse qui se contractait en souriant. Son front, ridé par une contrariété violente, avait quelque chose de fatal. Le front n’est-il pas ce qui se trouve de plus prophétique en l’homme? Quand celui de l’inconnu exprimait la passion, les plis qui s’y formaient causaient une sorte d’effroi par la vigueur avec laquelle ils se prononçaient; mais lorsqu’il reprenait son calme, si facile à troubler, il y respirait une grâce lumineuse qui rendait attrayante cette physionomie où la joie, la douleur, l’amour, la colère, le dédain éclataient d’une manière si communicative que l’homme le plus froid en devait être impressionné. Cet inconnu se dépitait si bien au moment où l’on ouvrit précipitamment la lucarne du grenier, qu’il n’y vit pas apparaître trois joyeuses figures rondelettes, blanches, roses, mais aussi communes que le sont les figures du Commerce sculptées sur certains monuments. Ces trois faces, encadrées par la lucarne, rappelaient les têtes d’anges bouffis semés dans les nuages qui accompagnent le Père éternel. Les apprentis respirèrent les émanations de la rue avec une avidité qui démontrait combien l’atmosphère de leur grenier était chaude et méphitique. Après avoir indiqué ce singulier factionnaire, le commis qui paraissait être le plus jovial disparut et revint en tenant à la main un instrument dont le métal inflexible a été récemment remplacé par un cuir souple; puis tous prirent une expression malicieuse en regardant le badaud qu’ils aspergèrent d’une pluie fine et blanchâtre dont le parfum prouvait que les trois mentons venaient d’être rasés. Élevés sur la pointe de leurs pieds et réfugiés au fond de leur grenier pour jouir de la colère de leur victime, les commis cessèrent de rire en voyant l’insouciant dédain avec lequel le jeune homme secoua son manteau, et le profond mépris que peignit sa figure quand il leva les yeux sur la lucarne vide. En ce moment, une main blanche et délicate fit remonter vers l’imposte la partie inférieure d’une des grossières croisées du troisième étage, au moyen de ces coulisses dont le tourniquet laisse souvent tomber à l’improviste le lourd vitrage qu’il doit retenir. Le passant fut alors récompensé de sa longue attente. La figure d’une jeune fille, fraîche comme un de ces blancs calices qui fleurissent 37 au sein des eaux, se montra couronnée d’une ruche en mousseline froissée qui donnait à sa tête un air d’innocence admirable. Quoique couverts d’une étoffe brune, son cou, ses épaules s’apercevaient, grâce à de légers interstices ménagés par les mouvements du sommeil. Aucune expression de contrainte n’altérait ni l’ingénuité de ce visage, ni le calme de ces yeux immortalisés par avance dans les sublimes compositions de Raphaël: c’était la même grâce, la même tranquillité de ces vierges devenues proverbiales. Il existait un charmant contraste produit par la jeunesse des joues de cette figure, sur laquelle le sommeil avait comme mis en relief une surabondance de vie, et par la vieillesse de cette fenêtre massive aux contours grossiers, dont l’appui était noir. Semblable à ces fleurs de jour qui n’ont pas encore au matin déplié leur tunique roulée par le froid des nuits, la jeune fille, à peine éveillée, laissa errer ses yeux bleus sur les toits voisins et regarda le ciel; puis, par une sorte d’habitude, elle les baissa sur les sombres régions de la rue, où ils rencontrèrent aussitôt ceux de son adorateur. La coquetterie la fit sans doute souffrir d’être vue en déshabillé, elle se retira vivement en arrière, le tourniquet tout usé tourna, la croisée redescendit avec cette rapidité qui, de nos jours, a valu un nom odieux à cette naïve invention de nos ancêtres, et la vision disparut. Il semblait à ce jeune homme que la plus brillante des étoiles du matin avait été soudain cachée par un nuage.

Pendant ces petits événements, les lourds volets intérieurs qui défendaient le léger vitrage de la boutique du Chat-qui-pelote avaient été enlevés comme par magie. La vieille porte à heurtoir fut repliée sur le mur intérieur de la maison par un serviteur vraisemblablement contemporain de l’enseigne, qui d’une main tremblante y attacha le morceau de drap carré sur lequel était brodé en soie jaune le nom de Guillaume, successeur de Chevrel. Il eût été difficile à plus d’un passant de deviner le genre de commerce de monsieur Guillaume. A travers les gros barreaux de fer qui protégeaient extérieurement sa boutique, à peine y apercevait-on des paquets enveloppés de toile brune aussi nombreux que des harengs quand ils traversent l’Océan. Malgré l’apparente simplicité de cette gothique façade, monsieur Guillaume était, de tous les marchands drapiers de Paris, celui dont les magasins se trouvaient toujours le mieux fournis, dont les relations avaient le plus d’étendue, et dont la probité commerciale était la plus exacte. Si quelques-uns de ses 38 confrères avaient conclu des marchés avec le gouvernement, sans avoir la quantité de drap voulue, il était toujours prêt à la leur livrer, quelque considérable que fût le nombre de pièces soumissionnées. Le rusé négociant connaissait mille manières de s’attribuer le plus fort bénéfice sans se trouver obligé, comme eux, de courir chez des protecteurs, y faire des bassesses ou de riches présents. Si les confrères ne pouvaient le payer qu’en excellentes traites un peu longues, il indiquait son notaire comme un homme accommodant, et savait encore tirer une seconde mouture du sac, grâce à cet expédient qui faisait dire proverbialement aux négociants de la rue Saint-Denis:—Dieu vous garde du notaire de monsieur Guillaume! pour désigner un escompte onéreux. Le vieux négociant se trouva debout comme par miracle, sur le seuil de sa boutique, au moment où le domestique se retira. Monsieur Guillaume regarda la rue Saint-Denis, les boutiques voisines et le temps, comme un homme qui débarque au Havre et revoit la France après un long voyage. Bien convaincu que rien n’avait changé pendant son sommeil, il aperçut alors le passant en faction, qui, de son côté, contemplait le patriarche de la draperie, comme Humboldt dut examiner le premier gymnote électrique qu’il vit en Amérique. Monsieur Guillaume portait de larges culottes de velours noir, des bas chinés et des souliers carrés à boucles d’argent. Son habit à pans carrés, à basques carrées, à collet carré, enveloppait son corps, légèrement voûté, d’un drap verdâtre garni de grands boutons en métal blanc mais rougis par l’usage. Ses cheveux gris étaient si exactement aplatis et peignés sur son crâne jaune, qu’ils le faisaient ressembler à un champ sillonné. Ses petits yeux verts, percés comme avec une vrille, flamboyaient sous deux arcs marqués d’une faible rougeur à défaut de sourcils. Les inquiétudes avaient tracé sur son front des rides horizontales aussi nombreuses que les plis de son habit. Cette figure blême annonçait la patience, la sagesse commerciale, et l’espèce de cupidité rusée que réclament les affaires. A cette époque on voyait moins rarement qu’aujourd’hui de ces vieilles familles où se conservaient, comme de précieuses traditions, les mœurs, les costumes caractéristiques de leurs professions, et restées au milieu de la civilisation nouvelle comme ces débris antédiluviens retrouvés par Cuvier dans les carrières. Le chef de la famille Guillaume était un de ces notables gardiens des anciens usages: on le surprenait à regretter 39 le Prévôt des Marchands, et jamais il ne parlait d’un jugement du tribunal de commerce sans le nommer la sentence des consuls. C’était sans doute en vertu de ces coutumes que, levé le premier de sa maison, il attendait de pied ferme l’arrivée de ses trois commis, pour les gourmander en cas de retard. Ces jeunes disciples de Mercure ne connaissaient rien de plus redoutable que l’activité silencieuse avec laquelle le patron scrutait leurs visages et leurs mouvements, le lundi matin, en y recherchant les preuves ou les traces de leurs escapades. Mais, en ce moment, le vieux drapier ne fit aucune attention à ses apprentis. Il était occupé à chercher le motif de la sollicitude avec laquelle le jeune homme en bas de soie et en manteau portait alternativement les yeux sur son enseigne et sur les profondeurs de son magasin. Le jour, devenu plus éclatant, permettait d’y apercevoir le bureau grillagé, entouré de rideaux en vieille soie verte, où se tenaient les livres immenses, oracles muets de la maison. Le trop curieux étranger semblait convoiter ce petit local, y prendre le plan d’une salle à manger latérale, éclairée par un vitrage pratiqué dans le plafond, et d’où la famille réunie devait facilement voir, pendant ses repas, les plus légers accidents qui pouvaient arriver sur le seuil de la boutique. Un si grand amour pour son logis paraissait suspect à un négociant qui avait subi le régime de la Terreur. Monsieur Guillaume pensait donc assez naturellement que cette figure sinistre en voulait à la caisse du Chat-qui-pelote. Après avoir discrètement joui du duel muet qui avait lieu entre son patron et l’inconnu, le plus âgé des commis hasarda de se placer sur la dalle où était monsieur Guillaume, en voyant le jeune homme contempler à la dérobée les croisées du troisième. Il fit deux pas dans la rue, leva la tête, et crut avoir aperçu mademoiselle Augustine Guillaume qui se retirait avec précipitation. Mécontent de la perspicacité de son premier commis, le drapier lui lança un regard de travers; mais tout à coup les craintes mutuelles que la présence de ce passant excitait dans l’âme du marchand et de l’amoureux commis se calmèrent. L’inconnu héla un fiacre qui se rendait à une place voisine, et y monta rapidement en affectant une trompeuse indifférence. Ce départ mit un certain baume dans le cœur des autres commis, assez inquiets de retrouver la victime de leur plaisanterie.

—Hé bien, messieurs, qu’avez-vous donc à rester là, les bras croisés? dit monsieur Guillaume à ses trois néophytes. Mais autrefois, 40 sarpejeu! quand j’étais chez le sieur Chevrel, j’avais déjà visité plus de deux pièces de drap.

—Il faisait donc jour de meilleure heure, dit le second commis que cette tâche concernait.

Le vieux négociant ne put s’empêcher de sourire. Quoique deux de ces trois jeunes gens, confiés à ses soins par leurs pères, riches manufacturiers de Louviers et Sedan, n’eussent qu’à demander cent mille francs pour les avoir, le jour où ils seraient en âge de s’établir, Guillaume croyait de son devoir de les tenir sous la férule d’un antique despotisme inconnu de nos jours dans les brillants magasins modernes dont les commis veulent être riches à trente ans: il les faisait travailler comme des nègres. A eux trois, ces commis suffisaient à une besogne qui aurait mis sur les dents dix de ces employés dont le sybaritisme enfle aujourd’hui les colonnes du budget. Aucun bruit ne troublait la paix de cette maison solennelle, où les gonds semblaient toujours huilés, et dont le moindre meuble avait cette propreté respectable qui annonce un ordre et une économie sévères. Souvent, le plus espiègle des commis s’était amusé à écrire sur le fromage de Gruyère qu’on leur abandonnait au déjeuner, et qu’ils se plaisaient à respecter, la date de sa réception primitive. Cette malice et quelques autres semblables faisaient parfois sourire la plus jeune des deux filles de Guillaume, la jolie vierge qui venait d’apparaître au passant enchanté. Quoique chacun des apprentis, et même le plus ancien, payât une forte pension, aucun d’eux n’eût été assez hardi pour rester à la table du patron au moment où le dessert y était servi. Lorsque madame Guillaume parlait d’accommoder la salade, ces pauvres jeunes gens tremblaient en songeant avec quelle parcimonie sa prudente main savait y épancher l’huile. Il ne fallait pas qu’ils s’avisassent de passer une nuit dehors, sans avoir donné longtemps à l’avance un motif plausible à cette irrégularité. Chaque dimanche, et à tour de rôle, deux commis accompagnaient la famille Guillaume à la messe de Saint-Leu et aux vêpres. Mesdemoiselles Virginie et Augustine, modestement vêtues d’indienne, prenaient chacune le bras d’un commis et marchaient en avant, sous les yeux perçants de leur mère, qui fermait ce petit cortége domestique avec son mari accoutumé par elle à porter deux gros paroissiens reliés en maroquin noir. Le second commis n’avait pas d’appointements. Quant à celui que douze ans de persévérance et de discrétion initiaient aux 41 secrets de la maison, il recevait huit cents francs en récompense de ses labeurs. A certaines fêtes de famille, il était gratifié de quelques cadeaux auxquels la main sèche et ridée de madame Guillaume donnait seule du prix: des bourses en filet, qu’elle avait soin d’emplir de coton pour faire valoir leurs dessins à jour; des bretelles fortement conditionnées, ou des paires de bas de soie bien lourdes. Quelquefois, mais rarement, ce premier ministre était admis à partager les plaisirs de la famille soit quand elle allait à la campagne, soit quand après des mois d’attente elle se décidait à user de son droit à demander, en louant une loge, une pièce à laquelle Paris ne pensait plus. Quant aux deux autres commis, la barrière de respect qui séparait jadis un maître drapier de ses apprentis était placée si fortement entre eux et le vieux négociant, qu’il leur eût été plus facile de voler une pièce de drap que de déranger cette auguste étiquette. Cette réserve peut paraître ridicule aujourd’hui. Néanmoins, ces vieilles maisons étaient des écoles de mœurs et de probité. Les maîtres adoptaient leurs apprentis. Le linge d’un jeune homme était soigné, réparé, quelquefois renouvelé par la maîtresse de la maison. Un commis tombait-il malade, il devenait l’objet de soins vraiment maternels. En cas de danger, le patron prodiguait son argent pour appeler les plus célèbres docteurs; car il ne répondait pas seulement des mœurs et du savoir de ces jeunes gens à leurs parents. Si l’un d’eux, honorable par le caractère, éprouvait quelque désastre, ces vieux négociants savaient apprécier l’intelligence qu’ils avaient développée, et n’hésitaient pas à confier le bonheur de leurs filles à celui auquel ils avaient pendant longtemps confié leurs fortunes. Guillaume était un de ces hommes antiques; et s’il en avait les ridicules, il en avait toutes les qualités. Aussi Joseph Lebas, son premier commis, orphelin et sans fortune, était-il, dans son idée, le futur époux de Virginie sa fille aînée. Mais Joseph ne partageait point les pensées symétriques de son patron, qui, pour un empire, n’aurait pas marié sa seconde fille avant la première. L’infortuné commis se sentait le cœur entièrement pris pour mademoiselle Augustine la cadette. Afin de justifier cette passion qui avait grandi secrètement, il est nécessaire de pénétrer plus avant dans les ressorts du gouvernement absolu qui régissait la maison du vieux marchand drapier.

Guillaume avait deux filles. L’aînée, mademoiselle Virginie, était 42 tout le portrait de sa mère. Madame Guillaume, fille du sieur Chevrel, se tenait si droite sur la banquette de son comptoir, que plus d’une fois elle avait entendu des plaisants parier qu’elle y était empalée. Sa figure maigre et longue trahissait une dévotion outrée. Sans grâces et sans manières aimables, madame Guillaume ornait habituellement sa tête presque sexagénaire d’un bonnet dont la forme était invariable et garni de barbes comme celui d’une veuve. Tout le voisinage l’appelait la sœur tourière. Sa parole était brève, et ses gestes avaient quelque chose des mouvements saccadés d’un télégraphe. Son œil, clair comme celui d’un chat, semblait en vouloir à tout le monde de ce qu’elle était laide. Mademoiselle Virginie, élevée comme sa jeune sœur sous les lois despotiques de leur mère, avait atteint l’âge de vingt-huit ans. La jeunesse atténuait l’air disgracieux que sa ressemblance avec sa mère donnait parfois à sa figure; mais la rigueur maternelle l’avait dotée de deux grandes qualités qui pouvaient tout contre-balancer: elle était douce et patiente. Mademoiselle Augustine, à peine âgée de dix-huit ans, ne ressemblait ni à son père ni à sa mère. Elle était de ces filles qui, par l’absence de tout lien physique avec leurs parents, font croire à ce dicton de prude: Dieu donne les enfants. Augustine était petite, ou, pour la mieux peindre, mignonne. Gracieuse et pleine de candeur, un homme du monde n’aurait pu reprocher à cette charmante créature que des gestes mesquins ou certaines attitudes communes, et parfois de la gêne. Sa figure silencieuse et immobile respirait cette mélancolie passagère qui s’empare de toutes les jeunes filles trop faibles pour oser résister aux volontés d’une mère. Toujours modestement vêtues, les deux sœurs ne pouvaient satisfaire la coquetterie innée chez la femme que par un luxe de propreté qui leur allait à merveille et les mettait en harmonie avec ces comptoirs luisants, avec ces rayons sur lesquels le vieux domestique ne souffrait pas un grain de poussière, avec la simplicité antique de tout ce qui se voyait autour d’elles. Obligées par leur genre de vie à chercher des éléments de bonheur dans des travaux obstinés, Augustine et Virginie n’avaient donné jusqu’alors que du contentement à leur mère, qui s’applaudissait secrètement de la perfection du caractère de ses deux filles. Il est facile d’imaginer les résultats de l’éducation qu’elles avaient reçue. Élevées pour le commerce, habituées à n’entendre que des raisonnements et des calculs tristement mercantiles, n’ayant étudié que la grammaire, la tenue des 43 livres, un peu d’histoire juive, l’histoire de France dans Le Ragois, et ne lisant que les auteurs dont la lecture leur était permise par leur mère, leurs idées n’avaient pas pris beaucoup d’étendue; elles savaient parfaitement tenir un ménage, elles connaissaient le prix des choses, elles appréciaient les difficultés que l’on éprouve à amasser l’argent, elles étaient économes et portaient un grand respect aux qualités du négociant. Malgré la fortune de leur père, elles étaient aussi habiles à faire des reprises qu’à festonner; souvent leur mère parlait de leur apprendre la cuisine afin qu’elles sussent bien ordonner un dîner, et pussent gronder une cuisinière en connaissance de cause. Ignorant les plaisirs du monde et voyant comment s’écoulait la vie exemplaire de leurs parents, elles ne jetaient que bien rarement leurs regards au delà de l’enceinte de cette vieille maison patrimoniale qui, pour leur mère, était l’univers. Les réunions occasionnées par les solennités de famille formaient tout l’avenir de leurs joies terrestres. Quand le grand salon situé au second étage devait recevoir madame Roguin, une demoiselle Chevrel, de quinze ans moins âgée que sa cousine et qui portait des diamants; le jeune Rabourdin, sous-chef aux Finances; monsieur César Birotteau, riche parfumeur, et sa femme appelée madame César; monsieur Camusot, le plus riche négociant en soieries de la rue des Bourdonnais; deux ou trois vieux banquiers, et des femmes irréprochables; les apprêts nécessités par la manière dont l’argenterie, les porcelaines de Saxe, les bougies, les cristaux étaient empaquetés faisaient une diversion à la vie monotone de ces trois femmes qui allaient et venaient, en se donnant autant de mouvement que des religieuses pour la réception d’un évêque. Puis quand, le soir, fatiguées toutes trois d’avoir essuyé, frotté, déballé, mis en place les ornements de la fête, les deux jeunes filles aidaient leur mère à se coucher, madame Guillaume leur disait:—Nous n’avons rien fait aujourd’hui, mes enfants! Lorsque, dans ces assemblées solennelles, la sœur tourière permettait de danser en confinant les parties de boston, de wisk et de trictrac dans sa chambre à coucher, cette concession était comptée parmi les félicités les plus inespérées, et causait un bonheur égal à celui d’aller à deux ou trois grands bals où Guillaume menait ses filles à l’époque du carnaval. Enfin, une fois par an, l’honnête drapier donnait une fête pour laquelle rien n’était épargné. Quelque riches et élégantes que fussent les personnes invitées, elles se gardaient bien d’y manquer; car 44 les maisons les plus considérables de la place avaient recours à l’immense crédit, à la fortune ou à la vieille expérience de monsieur Guillaume. Mais les deux filles de ce digne négociant ne profitaient pas autant qu’on pourrait le supposer des enseignements que le monde offre à de jeunes âmes. Elles apportaient dans ces réunions, inscrites d’ailleurs sur le carnet d’échéances de la maison, des parures dont la mesquinerie les faisait rougir. Leur manière de danser n’avait rien de remarquable, et la surveillance maternelle ne leur permettait pas de soutenir la conversation autrement que par Oui et Non avec leurs cavaliers. Puis la loi de la vieille enseigne du Chat-qui-pelote leur ordonnait d’être rentrées à onze heures, moment où les bals et les fêtes commencent à s’animer. Ainsi leurs plaisirs, en apparence assez conformes à la fortune de leur père, devenaient souvent insipides par des circonstances qui tenaient aux habitudes et aux principes de cette famille. Quant à leur vie habituelle, une seule observation achèvera de la peindre. Madame Guillaume exigeait que ses deux filles fussent habillées de grand matin, qu’elles descendissent tous les jours à la même heure, et soumettait leurs occupations à une régularité monastique. Cependant Augustine avait reçu du hasard une âme assez élevée pour sentir le vide de cette existence. Parfois ses yeux bleus se relevaient comme pour interroger les profondeurs de cet escalier sombre et de ces magasins humides. Après avoir sondé ce silence de cloître, elle semblait écouter de loin de confuses révélations de cette vie passionnée qui met les sentiments à un plus haut prix que les choses. En ces moments son visage se colorait, ses mains inactives laissaient tomber la blanche mousseline sur le chêne poli du comptoir, et bientôt sa mère lui disait d’une voix qui restait toujours aigre même dans les tons les plus doux:—Augustine! à quoi pensez-vous donc, mon bijou? Peut-être Hippolyte comte de Douglas et le Comte de Comminges, deux romans trouvés par Augustine dans l’armoire d’une cuisinière récemment renvoyée par madame Guillaume, contribuèrent-ils à développer les idées de cette jeune fille qui les avait furtivement dévorés pendant les longues nuits de l’hiver précédent. Les expressions de désir vague, la voix douce, la peau de jasmin et les yeux bleus d’Augustine avaient donc allumé dans l’âme du pauvre Lebas un amour aussi violent que respectueux. Par un caprice facile à comprendre, Augustine ne se sentait aucun goût pour l’orphelin: peut-être était-ce 45 parce qu’elle ne se savait pas aimée. En revanche, les longues jambes, les cheveux châtains, les grosses mains et l’encolure vigoureuse du premier commis avaient trouvé une secrète admiratrice dans mademoiselle Virginie, qui, malgré ses cinquante mille écus de dot, n’était demandée en mariage par personne. Rien de plus naturel que ces deux passions inverses nées dans le silence de ces comptoirs obscurs comme fleurissent des violettes dans la profondeur d’un bois. La muette et constante contemplation qui réunissait les yeux de ces jeunes gens par un besoin violent de distraction au milieu de travaux obstinés et d’une paix religieuse, devait tôt ou tard exciter des sentiments d’amour. L’habitude de voir une figure y fait découvrir insensiblement les qualités de l’âme, et finit par en effacer les défauts.

—Au train dont y va cet homme, nos filles ne tarderont pas à se mettre à genoux devant un prétendu! se dit monsieur Guillaume en lisant le premier décret par lequel Napoléon anticipa sur les classes de conscrits.

Dès ce jour, désespéré de voir sa fille aînée se faner, le vieux marchand se souvint d’avoir épousé mademoiselle Chevrel à peu près dans la situation où se trouvaient Joseph Lebas et Virginie. Quelle belle affaire que de marier sa fille et d’acquitter une dette sacrée, en rendant à un orphelin le bienfait qu’il avait reçu jadis de son prédécesseur dans les mêmes circonstances! Agé de trente-trois ans, Joseph Lebas pensait aux obstacles que quinze ans de différence mettaient entre Augustine et lui. Trop perspicace d’ailleurs pour ne pas deviner les desseins de monsieur Guillaume, il en connaissait assez les principes inexorables pour savoir que jamais la cadette ne se marierait avant l’aînée. Le pauvre commis, dont le cœur était aussi excellent que ses jambes étaient longues et son buste épais, souffrait donc en silence.

Tel était l’état des choses dans cette petite république, qui, au milieu de la rue Saint-Denis, ressemblait assez à une succursale de la Trappe. Mais pour rendre un compte exact des événements extérieurs comme des sentiments, il est nécessaire de remonter à quelques mois avant la scène par laquelle commence cette histoire. A la nuit tombante, un jeune homme passant devant l’obscure boutique du Chat-qui-pelote y était resté un moment en contemplation à l’aspect d’un tableau qui aurait arrêté tous les peintres du monde. Le magasin, n’étant pas encore éclairé, formait un plan 46 noir au fond duquel se voyait la salle à manger du marchand. Une lampe astrale y répandait ce jour jaune qui donne tant de grâce aux tableaux de l’école hollandaise. Le linge blanc, l’argenterie, les cristaux formaient de brillants accessoires qu’embellissaient encore de vives oppositions entre l’ombre et la lumière. La figure du père de famille et celle de sa femme, les visages des commis et les formes pures d’Augustine, à deux pas de laquelle se tenait une grosse fille joufflue, composaient un groupe si curieux; ces têtes étaient si originales, et chaque caractère avait une expression si franche; on devinait si bien la paix, le silence et la modeste vie de cette famille, que, pour un artiste accoutumé à exprimer la nature, il y avait quelque chose de désespérant à vouloir rendre cette scène fortuite. Ce passant était un jeune peintre, qui, sept ans auparavant, avait remporté le grand prix de peinture. Il revenait de Rome. Son âme nourrie de poésie, ses yeux rassasiés de Raphaël et de Michel-Ange, avaient soif de la nature vraie, après une longue habitation du pays pompeux où l’art a jeté partout son grandiose. Faux ou juste, tel était son sentiment personnel. Abandonné longtemps à la fougue des passions italiennes, son cœur demandait une de ces vierges modestes et recueillies que, malheureusement, il n’avait su trouver qu’en peinture à Rome. De l’enthousiasme imprimé à son âme exaltée par le tableau naturel qu’il contemplait, il passa naturellement à une profonde admiration pour la figure principale: Augustine paraissait pensive et ne mangeait point; par une disposition de la lampe dont la lumière tombait entièrement sur son visage, son buste semblait se mouvoir dans un cercle de feu qui détachait plus vivement les contours de sa tête et l’illuminait d’une manière quasi surnaturelle. L’artiste la compara involontairement à un ange exilé qui se souvient du ciel. Une sensation presque inconnue, un amour limpide et bouillonnant inonda son cœur. Après être demeuré pendant un moment comme écrasé sous le poids de ses idées, il s’arracha à son bonheur, rentra chez lui, ne mangea pas, ne dormit point. Le lendemain, il entra dans son atelier pour n’en sortir qu’après avoir déposé sur une toile la magie de cette scène dont le souvenir l’avait en quelque sorte fanatisé. Sa félicité fut incomplète tant qu’il ne posséda pas un fidèle portrait de son idole. Il passa plusieurs fois devant la maison du Chat-qui-pelote; il osa même y entrer une ou deux fois sous le masque d’un déguisement, afin de voir de plus près la ravissante 47 créature que madame Guillaume couvrait de son aile. Pendant huit mois entiers, adonné à son amour, à ses pinceaux, il resta invisible pour ses amis les plus intimes, oubliant le monde, la poésie, le théâtre, la musique, et ses plus chères habitudes. Un matin, Girodet força toutes ces consignes que les artistes connaissent et savent éluder, parvint à lui, et le réveilla par cette demande:—Que mettras-tu au Salon? L’artiste saisit la main de son ami, l’entraîne à son atelier, découvre un petit tableau de chevalet et un portrait. Après une lente et avide contemplation des deux chefs-d’œuvre, Girodet saute au cou de son camarade et l’embrasse, sans trouver de paroles. Ses émotions ne pouvaient se rendre que comme il les sentait, d’âme à âme.

—Tu es amoureux? dit Girodet.

Tous deux savaient que les plus beaux portraits de Titien, de Raphaël et de Léonard de Vinci sont dus à des sentiments exaltés, qui, sous diverses conditions, engendrent d’ailleurs tous les chefs-d’œuvre. Pour toute réponse, le jeune artiste inclina la tête.

—Es-tu heureux de pouvoir être amoureux ici, en revenant d’Italie! Je ne te conseille pas de mettre de telles œuvres au Salon, ajouta le grand peintre. Vois-tu, ces deux tableaux n’y seraient pas sentis. Ces couleurs vraies, ce travail prodigieux ne peuvent pas encore être appréciés, le public n’est plus accoutumé à tant de profondeur. Les tableaux que nous peignons, mon bon ami, sont des écrans, des paravents. Tiens, faisons plutôt des vers, et traduisons les Anciens! il y a plus de gloire à en attendre, que de nos malheureuses toiles.

Malgré cet avis charitable, les deux toiles furent exposées. La scène d’intérieur fit une révolution dans la peinture. Elle donna naissance à ces tableaux de genre dont la prodigieuse quantité importée à toutes nos expositions, pourrait faire croire qu’ils s’obtiennent par des procédés purement mécaniques. Quant au portrait, il est peu d’artistes qui ne gardent le souvenir de cette toile vivante à laquelle le public, quelquefois juste en masse, laissa la couronne que Girodet y plaça lui-même. Les deux tableaux furent entourés d’une foule immense. On s’y tua, comme disent les femmes. Des spéculateurs, des grands seigneurs couvrirent ces deux toiles de doubles napoléons, l’artiste refusa obstinément de les vendre, et refusa d’en faire des copies. On lui offrit une somme énorme pour les laisser graver, les marchands ne furent pas plus heureux que 48 ne l’avaient été les amateurs. Quoique cette aventure fît du bruit dans le monde, elle n’était pas de nature à parvenir au fond de la petite Thébaïde de la rue Saint-Denis. Néanmoins, en venant faire une visite à madame Guillaume, la femme du notaire parla de l’exposition devant Augustine, qu’elle aimait beaucoup, et lui en expliqua le but. Le babil de madame Roguin inspira naturellement à Augustine le désir de voir les tableaux, et la hardiesse de demander secrètement à sa cousine de l’accompagner au Louvre. La cousine réussit dans la négociation qu’elle entama auprès de madame Guillaume, pour obtenir la permission d’arracher sa petite cousine à ses tristes travaux pendant environ deux heures. La jeune fille pénétra donc, à travers la foule, jusqu’au tableau couronné. Un frisson la fit trembler comme une feuille de bouleau, quand elle se reconnut. Elle eut peur et regarda autour d’elle pour rejoindre madame Roguin, de qui elle avait été séparée par un flot de monde. En ce moment ses yeux effrayés rencontrèrent la figure enflammée du jeune peintre. Elle se rappela tout à coup la physionomie d’un promeneur que, curieuse, elle avait souvent remarqué, en croyant que c’était un nouveau voisin.

—Vous voyez ce que l’amour m’a fait faire, dit l’artiste à l’oreille de la timide créature qui resta tout épouvantée de ces paroles.

Elle trouva un courage surnaturel pour fendre la presse, et pour rejoindre sa cousine encore occupée à percer la masse du monde qui l’empêchait d’arriver jusqu’au tableau.

—Vous seriez étouffée, s’écria Augustine, partons!

Mais il se rencontre, au Salon, certains moments pendant lesquels deux femmes ne sont pas toujours libres de diriger leurs pas dans les galeries. Mademoiselle Guillaume et sa cousine furent poussées à quelques pas du second tableau, par suite des mouvements irréguliers que la foule leur imprima. Le hasard voulut qu’elles eussent la facilité d’approcher ensemble de la toile illustrée par la mode, d’accord cette fois avec le talent. La femme du notaire fit une exclamation de surprise perdue dans le brouhaha et les bourdonnements de la foule; mais Augustine pleura involontairement à l’aspect de cette merveilleuse scène. Puis, par un sentiment presque inexplicable, elle mit un doigt sur ses lèvres en apercevant à deux pas d’elle la figure extatique du jeune artiste. L’inconnu répondit par un signe de tête et désigna madame Roguin, 49 comme un trouble-fête, afin de montrer à Augustine qu’elle était comprise. Cette pantomime jeta comme un brasier dans le corps de la pauvre fille qui se trouva criminelle, en se figurant qu’il venait de se conclure un pacte entre elle et l’artiste. Une chaleur étouffante, le continuel aspect des plus brillantes toilettes, et l’étourdissement que produisait sur Augustine la vérité des couleurs, la multitude des figures vivantes ou peintes, la profusion des cadres d’or, lui firent éprouver une espèce d’enivrement qui redoubla ses craintes. Elle se serait peut-être évanouie, si, malgré ce chaos de sensations, il ne s’était élevé au fond de son cœur une jouissance inconnue qui vivifia tout son être. Néanmoins, elle se crut sous l’empire de ce démon dont les terribles piéges lui étaient prédits par la voix tonnante des prédicateurs. Ce moment fut pour elle comme un moment de folie. Elle se vit accompagnée jusqu’à la voiture de sa cousine par ce jeune homme resplendissant de bonheur et d’amour. En proie à une irritation toute nouvelle, à une ivresse qui la livrait en quelque sorte à la nature, Augustine écouta la voix éloquente de son cœur, et regarda plusieurs fois le jeune peintre en laissant paraître le trouble dont elle était saisie. Jamais l’incarnat de ses joues n’avait formé de plus vigoureux contrastes avec la blancheur de sa peau. L’artiste aperçut alors cette beauté dans toute sa fleur, cette pudeur dans toute sa gloire. Augustine éprouva une sorte de joie mêlée de terreur, en pensant que sa présence causait la félicité de celui dont le nom était sur toutes les lèvres, dont le talent donnait l’immortalité à de passagères images. Elle était aimée! il lui était impossible d’en douter. Quand elle ne vit plus l’artiste, elle entendit encore retentir dans son cœur ces paroles simples:—«Vous voyez ce que l’amour m’a fait faire.» Et les palpitations devenues plus profondes lui semblèrent une douleur, tant son sang plus ardent réveilla dans son corps de puissances inconnues. Elle feignit d’avoir un grand mal de tête pour éviter de répondre aux questions de sa cousine relativement aux tableaux; mais, au retour, madame Roguin ne put s’empêcher de parler à madame Guillaume de la célébrité obtenue par le Chat-qui-pelote, et Augustine trembla de tous ses membres en entendant dire à sa mère qu’elle irait au Salon pour y voir sa maison. La jeune fille insista de nouveau sur sa souffrance, et obtint la permission d’aller se coucher.

—Voilà ce qu’on gagne à tous ces spectacles, s’écria monsieur 50 Guillaume, des maux de tête. Est-ce donc bien amusant de voir en peinture ce qu’on rencontre tous les jours dans notre rue! Ne me parlez pas de ces artistes qui sont, comme vos auteurs, des meurt-de-faim. Que diable ont-ils besoin de prendre ma maison pour la vilipender dans leurs tableaux?

—Cela pourra nous faire vendre quelques aunes de drap de plus, dit Joseph Lebas.

Cette observation n’empêcha pas que les arts et la pensée ne fussent condamnés encore une fois au tribunal du Négoce. Comme on doit bien le penser, ces discours ne donnèrent pas grand espoir à Augustine. Elle eut toute la nuit pour se livrer à la première méditation de l’amour. Les événements de cette journée furent comme un songe qu’elle se plut à reproduire dans sa pensée. Elle s’initia aux craintes, aux espérances, aux remords, à toutes ces ondulations de sentiment qui devaient bercer un cœur simple et timide comme le sien. Quel vide elle reconnut dans cette noire maison, et quel trésor elle trouva dans son âme! Être la femme d’un homme de talent, partager sa gloire! Quels ravages cette idée ne devait-elle pas faire au cœur d’une enfant élevée au sein de cette famille! Quelle espérance ne devait-elle pas éveiller chez une jeune personne qui, nourrie jusqu’alors de principes vulgaires, avait désiré une vie élégante! Un rayon de soleil était tombé dans cette prison. Augustine aima tout à coup. En elle tant de sentiments étaient flattés à la fois, qu’elle succomba sans rien calculer. A dix-huit ans, l’amour ne jette-t-il pas son prisme entre le monde et les yeux d’une jeune fille! Incapable de deviner les rudes chocs qui résultent de l’alliance d’une femme aimante avec un homme d’imagination, elle crut être appelée à faire le bonheur de celui-ci, sans apercevoir aucune disparate entre elle et lui. Pour elle le présent fut tout l’avenir. Quand le lendemain son père et sa mère revinrent du Salon, leurs figures attristées annoncèrent quelque désappointement. D’abord, les deux tableaux avaient été retirés par le peintre; puis madame Guillaume avait perdu son châle de cachemire. Apprendre que les tableaux venaient de disparaître après sa visite au Salon fut pour Augustine la révélation d’une délicatesse de sentiment que les femmes savent toujours apprécier, même instinctivement.

Le matin où, rentrant d’un bal, Théodore de Sommervieux, tel était le nom que la renommée avait apporté dans le cœur d’Augustine, 51 fut aspergé par les commis du Chat-qui-pelote pendant qu’il attendait l’apparition de sa naïve amie, qui ne le savait certes pas là, les deux amants se voyaient pour la quatrième fois seulement depuis la scène du Salon. Les obstacles que le régime de la maison Guillaume opposait au caractère fougueux de l’artiste, donnaient à sa passion pour Augustine une violence facile à concevoir. Comment aborder une jeune fille assise dans un comptoir entre deux femmes telles que mademoiselle Virginie et madame Guillaume? Comment correspondre avec elle, quand sa mère ne la quittait jamais? Habile, comme tous les amants, à se forger des malheurs, Théodore se créait un rival dans l’un des commis, et mettait les autres dans les intérêts de son rival. S’il échappait à tant d’Argus, il se voyait échouant sous les yeux sévères du vieux négociant ou de madame Guillaume. Partout des barrières, partout le désespoir! La violence même de sa passion empêchait le jeune peintre de trouver ces expédients ingénieux qui, chez les prisonniers comme chez les amants, semblent être le dernier effort de la raison échauffée par un sauvage besoin de liberté ou par le feu de l’amour. Théodore tournait alors dans le quartier avec l’activité d’un fou, comme si le mouvement pouvait lui suggérer des ruses. Après s’être bien tourmenté l’imagination, il inventa de gagner à prix d’or la servante joufflue. Quelques lettres furent donc échangées de loin en loin pendant la quinzaine qui suivit la malencontreuse matinée où monsieur Guillaume et Théodore s’étaient si bien examinés.

En ce moment, les deux jeunes gens étaient convenus de se voir à une certaine heure du jour et le dimanche, à Saint-Leu, pendant la messe et les vêpres. Augustine avait envoyé à son cher Théodore la liste des parents et des amis de la famille, chez lesquels le jeune peintre tâcha d’avoir accès afin d’intéresser à ses amoureuses pensées, s’il était possible, une de ces âmes occupées d’argent, de commerce, et auxquelles une passion véritable devait sembler la spéculation la plus monstrueuse, une spéculation inouïe. D’ailleurs, rien ne changea dans les habitudes du Chat-qui-pelote. Si Augustine fut distraite, si, contre toute espèce d’obéissance aux lois de la charte domestique, elle monta à sa chambre pour y aller, grâce à un pot de fleurs, établir des signaux; si elle soupira, si elle pensa enfin, personne, pas même sa mère, ne s’en aperçut. Cette circonstance causera quelque surprise à ceux qui auront compris 52 l’esprit de cette maison, où une pensée entachée de poésie devait produire un contraste avec les êtres et les choses, où personne ne pouvait se permettre ni un geste, ni un regard qui ne fussent vus et analysés. Cependant rien de plus naturel: le vaisseau si tranquille qui naviguait sur la mer orageuse de la place de Paris, sous le pavillon du Chat-qui-pelote, était la proie d’une de ces tempêtes qu’on pourrait nommer équinoxiales à cause de leur retour périodique. Depuis quinze jours, les quatre hommes de l’équipage, madame Guillaume et mademoiselle Virginie s’adonnaient à ce travail excessif désigné sous le nom d’inventaire. On remuait tous les ballots et l’on vérifiait l’aunage des pièces pour s’assurer de la valeur exacte du coupon. On examinait soigneusement la carte appendue au paquet pour reconnaître en quel temps les draps avaient été achetés. On fixait le prix actuel. Toujours debout, son aune à la main, la plume derrière l’oreille, monsieur Guillaume ressemblait à un capitaine commandant la manœuvre. Sa voix aiguë, passant par un judas pour interroger la profondeur des écoutilles du magasin d’en bas, faisait entendre ces barbares locutions du commerce, qui ne s’exprime que par énigmes:—Combien d’H-N-Z?—Enlevé.—Que reste-t-il de Q-X?—Deux aunes.—Quel prix?—Cinq-cinq-trois.—Portez à trois A tout J-J, tout M-P, et le reste de V-D-O. Mille autres phrases tout aussi intelligibles ronflaient à travers les comptoirs comme des vers de la poésie moderne que des romantiques se seraient cités afin d’entretenir leur enthousiasme pour un de leurs poëtes. Le soir, Guillaume, enfermé avec son commis et sa femme, soldait les comptes, portait à nouveau, écrivait aux retardataires, et dressait des factures. Tous trois préparaient ce travail immense dont le résultat tenait sur un carré de papier tellière, et prouvait à la maison Guillaume qu’il existait tant en argent, tant en marchandises, tant en traites et billets; qu’elle ne devait pas un sou, qu’il lui était dû cent ou deux cent mille francs; que le capital avait augmenté; que les fermes, les maisons, les rentes allaient être ou arrondies, ou réparées, ou doublées. De là résultait la nécessité de recommencer avec plus d’ardeur que jamais à ramasser de nouveaux écus, sans qu’il vînt en tête à ces courageuses fourmis de se demander: A quoi bon?

A la faveur de ce tumulte annuel, l’heureuse Augustine échappait à l’investigation de ses Argus. Enfin, un samedi soir, la clôture 53 de l’inventaire eut lieu. Les chiffres du total actif offrirent assez de zéros pour qu’en cette circonstance Guillaume levât la consigne sévère qui régnait toute l’année au dessert. Le sournois drapier se frotta les mains, et permit à ses commis de rester à sa table. A peine chacun des hommes de l’équipage achevait-il son petit verre d’une liqueur de ménage, on entendit le roulement d’une voiture. La famille alla voir Cendrillon aux Variétés, tandis que les deux derniers commis reçurent chacun un écu de six francs et la permission d’aller où bon leur semblerait, pourvu qu’ils fussent rentrés à minuit. Malgré cette débauche, le dimanche matin, le vieux marchand drapier fit sa barbe dès six heures, endossa son habit marron dont les superbes reflets lui causaient toujours le même contentement, il attacha les boucles d’or aux oreilles de son ample culotte de soie; puis, vers sept heures, au moment où tout dormait encore dans la maison, il se dirigea vers le petit cabinet attenant à son magasin du premier étage. Le jour y venait d’une croisée armée de gros barreaux de fer, et qui donnait sur une petite cour carrée formée de murs si noirs qu’elle ressemblait assez à un puits. Le vieux négociant ouvrit lui-même ces volets garnis de tôle qu’il connaissait si bien, et releva une moitié du vitrage en le faisant glisser dans sa coulisse. L’air glacé de la cour vint rafraîchir la chaude atmosphère de ce cabinet, qui exhalait l’odeur particulière aux bureaux. Le marchand resta debout, la main posée sur le bras crasseux d’un fauteuil de canne doublé de maroquin dont la couleur primitive était effacée, il semblait hésiter à s’y asseoir. Il regarda d’un air attendri le bureau à double pupitre, où la place de sa femme se trouvait ménagée, dans le côté opposé à la sienne, par une petite arcade pratiquée dans le mur. Il contempla les cartons numérotés, les ficelles, les ustensiles, les fers à marquer le drap, la caisse, objets d’une origine immémoriale, et crut se revoir devant l’ombre évoquée du sieur Chevrel. Il avança le même tabouret sur lequel il s’était jadis assis en présence de son défunt patron. Ce tabouret garni de cuir noir, et dont le crin s’échappait depuis longtemps par les coins, mais sans se perdre, il le plaça d’une main tremblante au même endroit où son prédécesseur l’avait mis; puis, dans une agitation difficile à décrire, il tira la sonnette qui correspondait au chevet du lit de Joseph Lebas. Quand ce coup décisif eut été frappé, le vieillard, pour qui ces souvenirs furent sans doute trop lourds, prit trois ou quatre lettres de change 54 qui lui avaient été présentées, et les regarda sans les voir, quand Joseph Lebas se montra soudain.

—Asseyez-vous là, lui dit Guillaume en lui désignant le tabouret.

Comme jamais le vieux maître-drapier n’avait fait asseoir son commis devant lui, Joseph Lebas tressaillit.

—Que pensez-vous de ces traites? demanda Guillaume.

—Elles ne seront pas payées.

—Comment?

—Mais j’ai su qu’avant-hier Étienne et compagnie ont fait leurs paiements en or.

—Oh! oh! s’écria le drapier, il faut être bien malade pour laisser voir sa bile. Parlons d’autre chose. Joseph, l’inventaire est fini.

—Oui, monsieur, et le dividende est un des plus beaux que vous ayez eus.

—Ne vous servez donc pas de ces nouveaux mots! Dites le produit, Joseph. Savez-vous, mon garçon, que c’est un peu à vous que nous devons ces résultats? aussi, ne veux-je plus que vous ayez d’appointements. Madame Guillaume m’a donné l’idée de vous offrir un intérêt. Hein, Joseph! Guillaume et Lebas, ces mots ne feraient-ils pas une belle raison sociale? On pourrait mettre et compagnie pour arrondir la signature.

Les larmes vinrent aux yeux de Joseph Lebas, qui s’efforça de les cacher.—Ah, monsieur Guillaume! comment ai-je pu mériter tant de bontés? Je ne fais que mon devoir. C’était déjà tant que de vous intéresser à un pauvre orph…

Il brossait le parement de sa manche gauche avec la manche droite, et n’osait regarder le vieillard qui souriait en pensant que ce modeste jeune homme avait sans doute besoin, comme lui autrefois, d’être encouragé pour rendre l’explication complète.

—Cependant, reprit le père de Virginie, vous ne méritez pas beaucoup cette faveur, Joseph! Vous ne mettez pas en moi autant de confiance que j’en mets en vous. (Le commis releva brusquement la tête.)—Vous avez le secret de la caisse. Depuis deux ans je vous ai dit presque toutes mes affaires. Je vous ai fait voyager en fabrique. Enfin, pour vous, je n’ai rien sur le cœur. Mais vous?… vous avez une inclination, et ne m’en avez pas touché un seul mot. (Joseph Lebas rougit.)—Ah! ah! s’écria Guillaume, vous pensiez donc 55 tromper un vieux renard comme moi? Moi! à qui vous avez vu deviner la faillite Lecoq!

—Comment, monsieur? répondit Joseph Lebas en examinant son patron avec autant d’attention que son patron l’examinait, comment, vous sauriez qui j’aime?

—Je sais tout, vaurien, lui dit le respectable et rusé marchand en lui tordant le bout de l’oreille. Et je pardonne, j’ai fait de même.

—Et vous me l’accorderiez?

—Oui, avec cinquante mille écus, et je t’en laisserai autant, et nous marcherons sur nouveaux frais avec une nouvelle raison sociale. Nous brasserons encore des affaires, garçon, s’écria le vieux marchand en s’exaltant, se levant et agitant ses bras. Vois-tu, mon gendre, il n’y a que le commerce! Ceux qui se demandent quels plaisirs on y trouve sont des imbéciles. Être à la piste des affaires, savoir gouverner sur la place, attendre avec anxiété, comme au jeu, si les Étienne et compagnie font faillite, voir passer un régiment de la garde impériale habillé de notre drap, donner un croc en jambe au voisin, loyalement s’entend! fabriquer à meilleur marché que les autres; suivre une affaire qu’on ébauche, qui commence, grandit, chancelle et réussit, connaître comme un ministre de la police tous les ressorts des maisons de commerce pour ne pas faire fausse route; se tenir debout devant les naufrages; avoir des amis, par correspondance, dans toutes les villes manufacturières, n’est-ce pas un jeu perpétuel, Joseph? Mais c’est vivre, ça! Je mourrai dans ce tracas-là, comme le vieux Chevrel, n’en prenant cependant plus qu’à mon aise. Dans la chaleur de sa plus forte improvisation, le père Guillaume n’avait presque pas regardé son commis qui pleurait à chaudes larmes.—Eh bien! Joseph, mon pauvre garçon, qu’as-tu donc?

—Ah! je l’aime tant, tant, monsieur Guillaume, que le cœur me manque, je crois…

—Eh bien! garçon, dit le marchand attendri, tu es plus heureux que tu ne crois, sarpejeu, car elle t’aime. Je le sais, moi!

Et il cligna ses deux petits yeux verts en regardant son commis.

—Mademoiselle Augustine, mademoiselle Augustine! s’écria Joseph Lebas dans son enthousiasme.

Il allait s’élancer hors du cabinet, quand il se sentit arrêté par un bras de fer, et son patron stupéfait le ramena vigoureusement devant lui.

56

—Qu’est-ce que fait donc Augustine dans cette affaire-là? demanda Guillaume dont la voix glaça sur-le-champ le malheureux Joseph Lebas.

—N’est-ce pas elle… que… j’aime? dit le commis en balbutiant.

Déconcerté de son défaut de perspicacité, Guillaume se rassit et mit sa tête pointue dans ses deux mains pour réfléchir à la bizarre position dans laquelle il se trouvait. Joseph Lebas honteux et au désespoir resta debout.

—Joseph, reprit le négociant avec une dignité froide, je vous parlais de Virginie. L’amour ne se commande pas, je le sais. Je connais votre discrétion, nous oublierons cela. Je ne marierai jamais Augustine avant Virginie. Votre intérêt sera de dix pour cent.

Le commis, auquel l’amour donna je ne sais quel degré de courage et d’éloquence, joignit les mains, prit la parole, parla pendant un quart d’heure à Guillaume avec tant de chaleur et de sensibilité, que la situation changea. S’il s’était agi d’une affaire commerciale, le vieux négociant aurait eu des règles fixes pour prendre une résolution; mais, jeté à mille lieues du commerce, sur la mer des sentiments, et sans boussole, il flotta irrésolu devant un événement si original, se disait-il. Entraîné par sa bonté naturelle, il battit un peu la campagne.

—Et, diantre, Joseph, tu n’es pas sans savoir que j’ai eu mes deux enfants à dix ans de distance! Mademoiselle Chevrel n’était pas belle, elle n’a cependant pas à se plaindre de moi. Fais donc comme moi. Enfin, ne pleure pas, es-tu bête? Que veux-tu? cela s’arrangera peut-être, nous verrons. Il y a toujours moyen de se tirer d’affaire. Nous autres hommes nous ne sommes pas toujours comme des Céladons pour nos femmes. Tu m’entends? Madame Guillaume est dévote, et… Allons, sarpejeu, mon enfant, donne ce matin le bras à Augustine pour aller à la messe.

Telles furent les phrases jetées à l’aventure par Guillaume. La conclusion qui les terminait ravit l’amoureux commis: il songeait déjà pour mademoiselle Virginie à l’un de ses amis, quand il sortit du cabinet enfumé en serrant la main de son futur beau-père, après lui avoir dit, d’un petit air entendu, que tout s’arrangerait au mieux.

—Que va penser madame Guillaume? Cette idée tourmenta prodigieusement le brave négociant quand il fut seul.

Au déjeuner, madame Guillaume et Virginie, auxquelles le marchand-drapier avait laissé provisoirement ignorer son désappointement, 57 regardèrent assez malicieusement Joseph Lebas qui resta grandement embarrassé. La pudeur du commis lui concilia l’amitié de sa belle-mère. La matrone redevint si gaie qu’elle regarda monsieur Guillaume en souriant, et se permit quelques petites plaisanteries d’un usage immémorial dans ces innocentes familles. Elle mit en question la conformité de la taille de Virginie et de celle de Joseph, pour leur demander de se mesurer. Ces niaiseries préparatoires attirèrent quelques nuages sur le front du chef de famille, et il afficha même un tel amour pour le décorum, qu’il ordonna à Augustine de prendre le bras du premier commis en allant à Saint-Leu. Madame Guillaume, étonnée de cette délicatesse masculine, honora son mari d’un signe de tête d’approbation. Le cortége partit donc de la maison dans un ordre qui ne pouvait suggérer aucune interprétation malicieuse aux voisins.

—Ne trouvez-vous pas, mademoiselle Augustine, disait le commis en tremblant, que la femme d’un négociant qui a un bon crédit, comme monsieur Guillaume, par exemple, pourrait s’amuser un peu plus que ne s’amuse madame votre mère, pourrait porter des diamants, aller en voiture? Oh! moi, d’abord, si je me mariais, je voudrais avoir toute la peine, et voir ma femme heureuse. Je ne la mettrais pas dans mon comptoir. Voyez-vous, dans la draperie, les femmes n’y sont plus aussi nécessaires qu’elles l’étaient autrefois. Monsieur Guillaume a eu raison d’agir comme il a fait, et d’ailleurs c’était le goût de son épouse. Mais qu’une femme sache donner un coup de main à la comptabilité, à la correspondance, au détail, aux commandes, à son ménage, afin de ne pas rester oisive, c’est tout. A sept heures, quand la boutique serait fermée, moi je m’amuserais, j’irais au spectacle et dans le monde. Mais vous ne m’écoutez pas.

—Si fait, monsieur Joseph. Que dites-vous de la peinture? C’est là un bel état.

—Oui, je connais un maître peintre en bâtiment, monsieur Lourdois, qui a des écus.

En devisant ainsi, la famille atteignit l’église de Saint-Leu. Là, madame Guillaume retrouva ses droits, et fit mettre, pour la première fois, Augustine à côté d’elle. Virginie prit place sur la quatrième chaise à côté de Lebas. Pendant le prône, tout alla bien entre Augustine et Théodore qui, debout derrière un pilier, priait sa madone avec ferveur; mais au lever-Dieu, madame Guillaume 58 s’aperçut, un peu tard, que sa fille Augustine tenait son livre de messe au rebours. Elle se disposait à la gourmander vigoureusement, quand, rabaissant son voile, elle interrompit sa lecture et se mit à regarder dans la direction qu’affectionnaient les yeux de sa fille. A l’aide de ses besicles, elle vit le jeune artiste dont l’élégance mondaine annonçait plutôt quelque capitaine de cavalerie en congé, qu’un négociant du quartier. Il est difficile d’imaginer l’état violent dans lequel se trouva madame Guillaume, qui se flattait d’avoir parfaitement élevé ses filles, en reconnaissant dans le cœur d’Augustine un amour clandestin dont le danger lui fut exagéré par sa pruderie et son ignorance. Elle crut sa fille gangrenée jusqu’au cœur.

—Tenez d’abord votre livre à l’endroit, mademoiselle, dit-elle à voix basse mais en tremblant de colère. Elle arracha vivement le Paroissien accusateur, et le remit de manière à ce que les lettres fussent dans leur sens naturel.—N’ayez pas le malheur de lever les yeux autre part que sur vos prières, ajouta-t-elle, autrement, vous auriez affaire à moi. Après la messe, votre père et moi nous aurons à vous parler.

Ces paroles furent comme un coup de foudre pour la pauvre Augustine. Elle se sentit défaillir; mais combattue entre la douleur qu’elle éprouvait et la crainte de faire un esclandre dans l’église, elle eut le courage de cacher ses angoisses. Cependant, il était facile de deviner l’état violent de son âme en voyant son Paroissien trembler et des larmes tomber sur chacune des pages qu’elle tournait. Au regard enflammé que lui lança madame Guillaume, l’artiste vit le péril où tombaient ses amours, et sortit, la rage dans le cœur, décidé à tout oser.

—Allez dans votre chambre, mademoiselle! dit madame Guillaume à sa fille en rentrant au logis; nous vous ferons appeler; et surtout, ne vous avisez pas d’en sortir.

La conférence que les deux époux eurent ensemble fut si secrète, que rien n’en transpira d’abord. Cependant, Virginie, qui avait encouragé sa sœur par mille douces représentations, poussa la complaisance jusqu’à se glisser auprès de la porte de la chambre à coucher de sa mère, chez laquelle la discussion avait lieu, pour y recueillir quelques phrases. Au premier voyage qu’elle fit du troisième au second étage, elle entendit son père qui s’écriait:—Madame, vous voulez donc tuer votre fille?

59

—Ma pauvre enfant, dit Virginie à sa sœur éplorée, papa prend ta défense!

—Et que veulent-ils faire à Théodore? demanda l’innocente créature.

La curieuse Virginie redescendit alors; mais cette fois elle resta plus longtemps: elle apprit que Lebas aimait Augustine. Il était écrit que, dans cette mémorable journée, une maison ordinairement si calme serait un enfer. Monsieur Guillaume désespéra Joseph Lebas en lui confiant l’amour d’Augustine pour un étranger. Lebas, qui avait averti son ami de demander mademoiselle Virginie en mariage, vit ses espérances renversées. Mademoiselle Virginie, accablée de savoir que Joseph l’avait en quelque sorte refusée, fut prise d’une migraine. La zizanie semée entre les deux époux par l’explication que monsieur et madame Guillaume avaient eue ensemble, et où, pour la troisième fois de leur vie, ils se trouvèrent d’opinions différentes, se manifesta d’une manière terrible. Enfin, à quatre heures après midi, Augustine, pâle, tremblante et les yeux rouges, comparut devant son père et sa mère. La pauvre enfant raconta naïvement la trop courte histoire de ses amours. Rassurée par l’allocution de son père, qui lui avait promis de l’écouter en silence, elle prit un certain courage en prononçant devant ses parents le nom de son cher Théodore de Sommervieux, et en fit malicieusement sonner la particule aristocratique. En se livrant au charme inconnu de parler de ses sentiments, elle trouva assez de hardiesse pour déclarer avec une innocente fermeté qu’elle aimait monsieur de Sommervieux, qu’elle le lui avait écrit, et ajouta, les larmes aux yeux:—Ce serait faire mon malheur que de me sacrifier à un autre.

—Mais, Augustine, vous ne savez donc pas ce que c’est qu’un peintre? s’écria sa mère avec horreur.

—Madame Guillaume! dit le vieux père en imposant silence à sa femme.—Augustine, dit-il, les artistes sont en général des meurt-de-faim. Ils sont trop dépensiers pour ne pas être toujours de mauvais sujets. J’ai fourni feu M. Joseph Vernet, feu M. Lekain et feu M. Noverre. Ah! si tu savais combien ce M. Noverre, M. le chevalier de Saint-Georges, et surtout M. Philidor, ont joué de tours à ce pauvre père Chevrel! Ce sont de drôles de corps, je le sais bien. Ça vous a tous un babil, des manières… Ah! jamais ton monsieur Sumer… Somm…

60

—De Sommervieux, mon père!

—Eh bien! de Sommervieux, soit! jamais il n’aura été aussi agréable avec toi que M. le chevalier de Saint-Georges le fut avec moi, le jour où j’obtins une sentence des consuls contre lui. Aussi était-ce des gens de qualité d’autrefois.

—Mais, mon père, monsieur Théodore est noble, et m’a écrit qu’il était riche. Son père s’appelait le chevalier de Sommervieux avant la révolution.

A ces paroles, monsieur Guillaume regarda sa terrible moitié, qui, en femme contrariée, frappait le plancher du bout du pied et gardait un morne silence. Elle évitait même de jeter ses yeux courroucés sur Augustine, et semblait laisser à monsieur Guillaume toute la responsabilité d’une affaire si grave, puisque ses avis n’étaient pas écoutés. Cependant, malgré son flegme apparent, quand elle vit son mari prenant si doucement son parti sur une catastrophe qui n’avait rien de commercial, elle s’écria:—En vérité, monsieur, vous êtes d’une faiblesse avec vos filles… mais…

Le bruit d’une voiture qui s’arrêtait à la porte interrompit tout à coup la mercuriale que le vieux négociant redoutait déjà. En un moment, madame Roguin se trouva au milieu de la chambre, et, regardant les trois acteurs de cette scène domestique:—Je sais tout, ma cousine, dit-elle d’un air de protection.

Madame Roguin avait un défaut, celui de croire que la femme d’un notaire de Paris pouvait jouer le rôle d’une petite maîtresse.

—Je sais tout, répéta-t-elle, et je viens dans l’arche de Noé, comme la colombe, avec la branche d’olivier. J’ai lu cette allégorie dans le Génie du Christianisme, dit-elle en se retournant vers madame Guillaume, la comparaison doit vous plaire, ma cousine. Savez-vous, ajouta-t-elle en souriant à Augustine, que ce monsieur de Sommervieux est un homme charmant? Il m’a donné ce matin mon portrait fait de main de maître. Cela vaut au moins six mille francs.

A ces mots, elle frappa doucement sur les bras de monsieur Guillaume. Le vieux négociant ne put s’empêcher de faire avec ses lèvres une grosse moue qui lui était particulière.

—Je connais beaucoup monsieur de Sommervieux, reprit la colombe. Depuis une quinzaine de jours il vient à mes soirées, il en fait le charme. Il m’a conté toutes ses peines et m’a prise pour avocat. Je sais de ce matin qu’il adore Augustine, et il l’aura. Ah! 61 cousine, n’agitez pas ainsi la tête en signe de refus. Apprenez qu’il sera créé baron, et qu’il vient d’être nommé chevalier de la Légion-d’Honneur par l’empereur lui-même, au Salon. Roguin est devenu son notaire et connaît ses affaires. Eh bien! monsieur de Sommervieux possède en bons biens au soleil douze mille livres de rente. Savez-vous que le beau-père d’un homme comme lui peut devenir quelque chose, maire de son arrondissement, par exemple! N’avez-vous pas vu monsieur Dupont être fait comte de l’empire et sénateur pour être venu, en sa qualité de maire, complimenter l’empereur sur son entrée à Vienne. Oh! ce mariage-là se fera. Je l’adore, moi, ce bon jeune homme. Sa conduite envers Augustine ne se voit que dans les romans. Va, ma petite, tu seras heureuse, et tout le monde voudrait être à ta place. J’ai chez moi, à mes soirées, madame la duchesse de Carigliano qui raffole de monsieur de Sommervieux. Quelques méchantes langues disent qu’elle ne vient chez moi que pour lui, comme si une duchesse d’hier était déplacée chez une Chevrel dont la famille a cent ans de bonne bourgeoisie.

—Augustine, reprit madame Roguin après une petite pause, j’ai vu le portrait. Dieu! qu’il est beau! Sais-tu que l’empereur a voulu le voir? Il a dit en riant au Vice-Connétable que s’il y avait beaucoup de femmes comme celle-là à sa cour pendant qu’il y venait tant de rois, il se faisait fort de maintenir toujours la paix en Europe. Est-ce flatteur?

Les orages par lesquels cette journée avait commencé devaient ressembler à ceux de la nature, en ramenant un temps calme et serein. Madame Roguin déploya tant de séductions dans ses discours, elle sut attaquer tant de cordes à la fois dans les cœurs secs de monsieur et de madame Guillaume, qu’elle finit par en trouver une dont elle tira parti. A cette singulière époque, le commerce et la finance avaient plus que jamais la folle manie de s’allier aux grands seigneurs, et les généraux de l’empire profitèrent assez bien de ces dispositions. Monsieur Guillaume s’élevait singulièrement contre cette déplorable passion. Ses axiomes favoris étaient que, pour trouver le bonheur, une femme devait épouser un homme de sa classe; on était toujours tôt ou tard puni d’avoir voulu monter trop haut; l’amour résistait si peu aux tracas du ménage, qu’il fallait trouver l’un chez l’autre des qualités bien solides pour être heureux; il ne fallait pas que l’un des deux époux en 62 sût plus que l’autre, parce qu’on devait avant tout se comprendre; un mari qui parlait grec et la femme latin, risquaient de mourir de faim. Il avait inventé cette espèce de proverbe. Il comparait les mariages ainsi faits à ces anciennes étoffes de soie et de laine, dont la soie finissait toujours par couper la laine. Cependant, il se trouve tant de vanité au fond du cœur de l’homme, que la prudence du pilote qui gouvernait si bien le Chat-qui-pelote succomba sous l’agressive volubilité de madame Roguin. La sévère madame Guillaume, la première, trouva dans l’inclination de sa fille des motifs pour déroger à ces principes, et pour consentir à recevoir au logis monsieur de Sommervieux, qu’elle se promit de soumettre à un rigoureux examen.

Le vieux négociant alla trouver Joseph Lebas, et l’instruisit de l’état des choses. A six heures et demie, la salle à manger, illustrée par le peintre, réunit sous son toit de verre madame et monsieur Roguin, le jeune peintre et sa charmante Augustine, Joseph Lebas qui prenait son bonheur en patience, et mademoiselle Virginie dont la migraine avait cessé. Monsieur et Madame Guillaume virent en perspective leurs enfants établis et les destinées du Chat-qui-pelote remises en des mains habiles. Leur contentement fut au comble, quand, au dessert, Théodore leur fit présent de l’étonnant tableau qu’ils n’avaient pu voir, et qui représentait l’intérieur de cette vieille boutique, à laquelle était dû tant de bonheur.

—C’est-y gentil! s’écria Guillaume. Dire qu’on voulait donner trente mille francs de cela.

—Mais c’est qu’on y trouve mes barbes, reprit madame Guillaume.

—Et ces étoffes dépliées, ajouta Lebas, on les prendrait avec la main.

—Les draperies font toujours très-bien, répondit le peintre. Nous serions trop heureux, nous autres artistes modernes, d’atteindre à la perfection de la draperie antique.

—Vous aimez donc la draperie, s’écria le père Guillaume. Eh bien, sarpejeu! touchez là, mon jeune ami. Puisque vous estimez le commerce, nous nous entendrons. Eh! pourquoi le mépriserait-on? Le monde a commencé par là, puisque Adam a vendu le paradis pour une pomme. Ça n’a pas été une fameuse spéculation, par exemple!

Et le vieux négociant se mit à éclater d’un gros rire franc excité 63 par le vin de Champagne qu’il faisait circuler généreusement. Le bandeau qui couvrait les yeux du jeune artiste fut si épais qu’il trouva ses futurs parents aimables. Il ne dédaigna pas de les égayer par quelques charges de bon goût. Aussi plut-il généralement. Le soir, quand le salon meublé de choses très-cossues, pour se servir de l’expression de Guillaume, fut désert; pendant que madame Guillaume s’en allait de table en cheminée, de candélabre en flambeau, soufflant avec précipitation les bougies, le brave négociant, qui savait toujours voir clair aussitôt qu’il s’agissait d’affaires ou d’argent, attira sa fille Augustine auprès de lui; puis, après l’avoir prise sur ses genoux, il lui tint ce discours:

—Ma chère enfant, tu épouseras ton Sommervieux, puisque tu le veux; permis à toi de risquer ton capital de bonheur. Mais je ne me laisse pas prendre à ces trente mille francs que l’on gagne à gâter de bonnes toiles. L’argent qui vient si vite s’en va de même. N’ai-je pas entendu dire ce soir à ce jeune écervelé que si l’argent était rond, c’était pour rouler! S’il est rond pour les gens prodigues, il est plat pour les gens économes qui l’empilent et l’amassent. Or, mon enfant, ce beau garçon-là parle de te donner des voitures, des diamants? Il a de l’argent, qu’il le dépense pour toi! bene sit! Je n’ai rien à y voir. Mais quant à ce que je te donne, je ne veux pas que des écus si péniblement ensachés s’en aillent en carrosses ou en colifichets. Qui dépense trop n’est jamais riche. Avec les cent mille écus de sa dot on n’achète pas encore tout Paris. Tu as beau avoir à recueillir un jour quelques centaines de mille francs, je te les ferai attendre, sarpejeu! le plus longtemps possible. J’ai donc attiré ton prétendu dans un coin, et un homme qui a mené la faillite Lecoq n’a pas eu grande peine à faire consentir un artiste à se marier séparé de biens avec sa femme. J’aurai l’œil au contrat pour bien faire stipuler les donations qu’il se propose de te constituer. Allons, mon enfant, j’espère être grand-père, sarpejeu! je veux m’occuper déjà de mes petits-enfants: jure-moi donc ici de ne jamais rien signer en fait d’argent que par mon conseil; et si j’allais trouver trop tôt le père Chevrel, jure-moi de consulter le jeune Lebas, ton beau-frère. Promets-le-moi.

—Oui, mon père, je vous le jure.

A ces mots prononcés d’une voix douce, le vieillard baisa sa fille sur les deux joues. Ce soir-là, tous les amants dormirent presque aussi paisiblement que monsieur et madame Guillaume.

64

Quelques mois après ce mémorable dimanche, le maître-autel de Saint-Leu fut témoin de deux mariages bien différents. Augustine et Théodore s’y présentèrent dans tout l’éclat du bonheur, les yeux pleins d’amour, parés de toilettes élégantes, attendus par un brillant équipage. Venue dans un bon remise avec sa famille, Virginie, donnant le bras à son père, suivait sa jeune sœur humblement et dans de plus simples atours, comme une ombre nécessaire aux harmonies de ce tableau. Monsieur Guillaume s’était donné toutes les peines imaginables pour obtenir à l’église que Virginie fût mariée avant Augustine; mais il eut la douleur de voir le haut et le bas clergé s’adresser en toute circonstance à la plus élégante des mariées. Il entendit quelques-uns de ses voisins approuver singulièrement le bon sens de mademoiselle Virginie, qui faisait, disaient-ils, le mariage le plus solide, et restait fidèle au quartier; tandis qu’ils lancèrent quelques brocards suggérés par l’envie sur Augustine qui épousait un artiste, un noble; ils ajoutèrent avec une sorte d’effroi que, si les Guillaume avaient de l’ambition, la draperie était perdue. Un vieux marchand d’éventails ayant dit que ce mange-tout-là l’aurait bientôt mise sur la paille, le père Guillaume s’applaudit in petto de la prudence qu’il avait mise dans la rédaction des conventions matrimoniales. Le soir, la famille se sépara après un bal somptueux, suivi d’un de ces soupers plantureux dont le souvenir commence à se perdre dans la génération présente. Monsieur et madame Guillaume restèrent dans leur hôtel de la rue du Colombier où la noce avait eu lieu. Monsieur et madame Lebas retournèrent dans leur remise à la vieille maison de la rue Saint-Denis, pour y diriger la nauf du Chat-qui-pelote. L’artiste, ivre de bonheur, prit entre ses bras sa chère Augustine, l’enleva vivement quand leur coupé arriva rue des Trois-Frères, et la porta dans son élégant appartement.

La fougue de passion qui possédait Théodore fit dévorer au jeune ménage près d’une année entière sans que le moindre nuage vînt altérer l’azur du ciel sous lequel ils vivaient. Pour eux, l’existence n’eut rien de pesant. Théodore répandait sur chaque journée d’incroyables fioriture de plaisirs. Il se plaisait à varier les emportements de la passion, par la molle langueur de ces repos où les âmes sont lancées si haut dans l’extase qu’elles semblent y oublier l’union corporelle. Incapable de réfléchir, l’heureuse Augustine se prêtait à l’allure onduleuse de son bonheur. Elle ne croyait 65 pas faire encore assez en se livrant toute à l’amour permis et saint du mariage. Simple et naïve, elle ne connaissait ni la coquetterie des refus, ni l’empire qu’une jeune demoiselle du grand monde se crée sur un mari par d’adroits caprices. Elle aimait trop pour calculer l’avenir, et n’imaginait pas qu’une vie si délicieuse pût jamais cesser. Heureuse d’être alors tous les plaisirs de son mari, elle crut que cet inextinguible amour serait toujours pour elle la plus belle de toutes les parures, comme son dévouement et son obéissance seraient un éternel attrait. Enfin, la félicité de l’amour l’avait rendue si brillante, que sa beauté lui inspira de l’orgueil et lui donna la conscience de pouvoir toujours régner sur un homme aussi facile à enflammer que monsieur de Sommervieux. Ainsi son état de femme ne lui apporta d’autres enseignements que ceux de l’amour. Au sein de ce bonheur, elle resta l’ignorante petite fille qui vivait obscurément rue Saint-Denis, et ne pensa point à prendre les manières, l’instruction, le ton du monde dans lequel elle devait vivre. Ses paroles étant des paroles d’amour, elle y déployait bien une sorte de souplesse d’esprit et une certaine délicatesse d’expression; mais elle se servait du langage commun à toutes les femmes quand elles se trouvent plongées dans une passion qui semble être leur élément. Si, par hasard, une idée discordante avec celles de Théodore était exprimée par Augustine, le jeune artiste en riait comme on rit des premières fautes que fait un étranger, mais qui finissent par fatiguer s’il ne se corrige pas.

Cependant, à l’expiration de cette année aussi charmante que rapide, Sommervieux sentit un matin la nécessité de reprendre ses travaux et ses habitudes. Sa femme était enceinte. Il revit ses amis. Pendant les longues souffrances de l’année où, pour la première fois, une jeune femme nourrit un enfant, il travailla sans doute avec ardeur; mais parfois il retourna chercher quelques distractions dans le grand monde. La maison où il allait le plus volontiers était celle de la duchesse de Carigliano qui avait fini par attirer chez elle le célèbre artiste. Quand Augustine fut rétablie, quand son fils ne réclama plus ces soins assidus qui interdisent à une mère les plaisirs du monde, Théodore en était arrivé à vouloir éprouver cette jouissance d’amour-propre que nous donne la société quand nous y apparaissons avec une belle femme, objet d’envie et d’admiration. Parcourir les salons en s’y montrant avec l’éclat emprunté de la gloire de son mari, se voir jalousée par toutes les femmes, fut 66 pour Augustine une nouvelle moisson de plaisirs; mais ce fut le dernier reflet que devait jeter son bonheur conjugal. Elle commença par offenser la vanité de son mari, quand, malgré de vains efforts, elle laissa percer son ignorance, l’impropriété de son langage et l’étroitesse de ses idées. Le caractère de Sommervieux, dompté pendant près de deux ans et demi par les premiers emportements de l’amour, reprit, avec la tranquillité d’une possession moins jeune, sa pente et ses habitudes un moment détournées de leur cours. La poésie, la peinture et les exquises jouissances de l’imagination possèdent sur les esprits élevés des droits imprescriptibles. Ces besoins d’une âme forte n’avaient pas été trompés chez Théodore pendant ces deux années, ils avaient trouvé seulement une pâture nouvelle. Quand les champs de l’amour furent parcourus, quand l’artiste eut, comme les enfants, cueilli des roses et des bluets avec une telle avidité qu’il ne s’apercevait pas que ses mains ne pouvaient plus les tenir, la scène changea. Si le peintre montrait à sa femme les croquis de ses plus belles compositions, il l’entendait s’écrier comme eût fait le père Guillaume:—C’est bien joli! son admiration sans chaleur ne provenait pas d’un sentiment consciencieux, mais de la croyance sur parole de l’amour. Augustine préférait un regard au plus beau tableau. Le seul sublime qu’elle connût était celui du cœur. Enfin, Théodore ne put se refuser à l’évidence d’une vérité cruelle: sa femme n’était pas sensible à la poésie, elle n’habitait pas sa sphère, elle ne le suivait pas dans tous ses caprices, dans ses improvisations, dans ses joies, dans ses douleurs; elle marchait terre à terre dans le monde réel, tandis qu’il avait la tête dans les cieux. Les esprits ordinaires ne peuvent pas apprécier les souffrances renaissantes de l’être qui, uni à un autre par le plus intime de tous les sentiments, est obligé de refouler sans cesse les plus chères expansions de sa pensée, et de faire rentrer dans le néant les images qu’une puissance magique le force à créer. Pour lui, ce supplice est d’autant plus cruel, que le sentiment qu’il porte à son compagnon ordonne, par sa première loi, de ne jamais rien se dérober l’un à l’autre, et de confondre les effusions de la pensée aussi bien que les épanchements de l’âme. On ne trompe pas impunément les volontés de la nature: elle est inexorable comme la Nécessité, qui, certes, est une sorte de nature sociale. Sommervieux se réfugia dans le calme et le silence de son atelier, en espérant que l’habitude de vivre avec des 67 artistes pourrait former sa femme, et développerait en elle les germes de haute intelligence engourdis que quelques esprits supérieurs croient préexistants chez tous les êtres; mais Augustine était trop sincèrement religieuse pour ne pas être effrayée du ton des artistes. Au premier dîner que donna Théodore, elle entendit un jeune peintre disant avec cette enfantine légèreté qu’elle ne sut pas reconnaître et qui absout une plaisanterie de toute irréligion:—Mais, madame, votre paradis n’est pas plus beau que la Transfiguration de Raphaël? Eh! bien, je me suis lassé de la regarder. Augustine apporta donc dans cette société spirituelle un esprit de défiance qui n’échappait à personne. Elle gêna. Les artistes gênés sont impitoyables: ils fuient ou se moquent. Madame Guillaume avait, entre autres ridicules, celui d’outrer la dignité qui lui semblait l’apanage d’une femme mariée; et quoiqu’elle s’en fût souvent moqué, Augustine ne sut pas se défendre d’une légère imitation de la pruderie maternelle. Cette exagération de pudeur, que n’évitent pas toujours les femmes vertueuses, suggéra quelques épigrammes à coups de crayon dont l’innocent badinage était de trop bon goût pour que Sommervieux pût s’en fâcher. Ces plaisanteries eussent été même plus cruelles, elles n’étaient après tout que des représailles exercées sur lui par ses amis. Mais rien ne pouvait être léger pour une âme qui recevait aussi facilement que celle de Théodore des impressions étrangères. Aussi éprouva-t-il insensiblement une froideur qui ne pouvait aller qu’en croissant. Pour arriver au bonheur conjugal, il faut gravir une montagne dont l’étroit plateau est bien près d’un revers aussi rapide que glissant, et l’amour du peintre le descendait. Il jugea sa femme incapable d’apprécier les considérations morales qui justifiaient, à ses propres yeux, la singularité de ses manières envers elle, et se crut fort innocent en lui cachant des pensées qu’il ne comprenait pas et des écarts peu justiciables au tribunal d’une conscience bourgeoise. Augustine se renferma dans une douleur morne et silencieuse. Ces sentiments secrets mirent entre les deux époux un voile qui devait s’épaissir de jour en jour. Sans que son mari manquât d’égards envers elle, Augustine ne pouvait s’empêcher de trembler en le voyant réserver pour le monde les trésors d’esprit et de grâce qu’il venait jadis mettre à ses pieds. Bientôt, elle interpréta fatalement les discours spirituels qui se tiennent dans le monde sur l’inconstance des hommes. Elle ne se plaignit pas, mais son attitude équivalait à des reproches. Trois 68 ans après son mariage, cette femme jeune et jolie qui passait si brillante dans son brillant équipage, qui vivait dans une sphère de gloire et de richesse enviée de tant de gens insouciants et incapables d’apprécier justement les situations de la vie, fut en proie à de violents chagrins. Ses couleurs pâlirent. Elle réfléchit, elle compara; puis, le malheur lui déroula les premiers textes de l’expérience. Elle résolut de rester courageusement dans le cercle de ses devoirs, en espérant que cette conduite généreuse lui ferait recouvrer tôt ou tard l’amour de son mari; mais il n’en fut pas ainsi. Quand Sommervieux, fatigué de travail, sortait de son atelier, Augustine ne cachait pas si promptement son ouvrage, que le peintre ne pût apercevoir sa femme raccommodant avec toute la minutie d’une bonne ménagère le linge de la maison et le sien. Elle fournissait, avec générosité, sans murmure, l’argent nécessaire aux prodigalités de son mari; mais, dans le désir de conserver la fortune de son cher Théodore, elle se montrait économe soit pour elle, soit dans certains détails de l’administration domestique. Cette conduite est incompatible avec le laisser-aller des artistes qui, sur la fin de leur carrière, ont tant joui de la vie, qu’ils ne se demandent jamais la raison de leur ruine. Il est inutile de marquer chacune des dégradations de couleur par lesquelles la teinte brillante de leur lune de miel atteignit à une profonde obscurité. Un soir, la triste Augustine, qui depuis longtemps entendait son mari parler avec enthousiasme de madame la duchesse de Carigliano, reçut d’une amie quelques avis méchamment charitables sur la nature de l’attachement qu’avait conçu Sommervieux pour cette célèbre coquette qui donnait le ton à la cour impériale. A vingt et un ans, dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté, Augustine se vit trahie pour une femme de trente-six ans. En se sentant malheureuse au milieu du monde et de ses fêtes désertes pour elle, la pauvre petite ne comprit plus rien à l’admiration qu’elle y excitait, ni à l’envie qu’elle inspirait. Sa figure prit une nouvelle expression. La mélancolie versa dans ses traits la douceur de la résignation et la pâleur d’un amour dédaigné. Elle ne tarda pas à être courtisée par les hommes les plus séduisants; mais elle resta solitaire et vertueuse. Quelques paroles de dédain, échappées à son mari, lui donnèrent un incroyable désespoir. Une lueur fatale lui fit entrevoir les défauts de contact qui, par suite des mesquineries de son éducation, empêchaient l’union complète de son âme avec celle de 69 Théodore: elle eut assez d’amour pour l’absoudre et pour se condamner. Elle pleura des larmes de sang, et reconnut trop tard qu’il est des mésalliances d’esprits aussi bien que des mésalliances de mœurs et de rang. En songeant aux délices printanières de son union, elle comprit l’étendue du bonheur passé, et convint en elle-même qu’une si riche moisson d’amour était une vie entière qui ne pouvait se payer que par du malheur. Cependant elle aimait trop sincèrement pour perdre toute espérance. Aussi osa-t-elle entreprendre à vingt et un ans de s’instruire et de rendre son imagination au moins digne de celle qu’elle admirait.

—Si je ne suis pas poëte, se disait-elle, au moins je comprendrai la poésie.

Et déployant alors cette force de volonté, cette énergie que les femmes possèdent toutes quand elles aiment, madame de Sommervieux tenta de changer son caractère, ses mœurs et ses habitudes; mais en dévorant des volumes, en apprenant avec courage, elle ne réussit qu’à devenir moins ignorante. La légèreté de l’esprit et les grâces de la conversation sont un don de la nature ou le fruit d’une éducation commencée au berceau. Elle pouvait apprécier la musique, en jouir, mais non chanter avec goût. Elle comprit la littérature et les beautés de la poésie, mais il était trop tard pour en orner sa rebelle mémoire. Elle entendait avec plaisir les entretiens du monde, mais elle n’y fournissait rien de brillant. Ses idées religieuses et ses préjugés d’enfance s’opposèrent à la complète émancipation de son intelligence. Enfin, il s’était glissé contre elle, dans l’âme de Théodore, une prévention qu’elle ne put vaincre. L’artiste se moquait de ceux qui lui vantaient sa femme, et ses plaisanteries étaient assez fondées: il imposait tellement à cette jeune et touchante créature, qu’en sa présence, ou en tête-à-tête, elle tremblait. Embarrassée par son trop grand désir de plaire, elle sentait son esprit et ses connaissances s’évanouir dans un seul sentiment. La fidélité d’Augustine déplut même à cet infidèle mari, qui semblait l’engager à commettre des fautes en taxant sa vertu d’insensibilité. Augustine s’efforça en vain d’abdiquer sa raison, de se plier aux caprices, aux fantaisies de son mari, et de se vouer à l’égoïsme de sa vanité; elle ne recueillit pas le fruit de ses sacrifices. Peut-être avaient-ils tous deux laissé passer le moment où les âmes peuvent se comprendre. Un jour le cœur trop sensible de la jeune épouse reçut un de ces coups qui font si fortement plier les 70 liens du sentiment, qu’on peut les croire rompus. Elle s’isola. Mais bientôt une fatale pensée lui suggéra d’aller chercher des consolations et des conseils au sein de sa famille.

Un matin donc, elle se dirigea vers la grotesque façade de l’humble et silencieuse maison où s’était écoulée son enfance. Elle soupira en revoyant cette croisée d’où, un jour, elle avait envoyé un premier baiser à celui qui répandait aujourd’hui sur sa vie autant de gloire que de malheur. Rien n’était changé dans l’antre où se rajeunissait cependant le commerce de la draperie. La sœur d’Augustine occupait au comptoir antique la place de sa mère. La jeune affligée rencontra son beau-frère la plume derrière l’oreille. Elle fut à peine écoutée, tant il avait l’air affairé. Les redoutables signaux d’un inventaire général se faisaient autour de lui. Aussi la quitta-t-il en la priant d’excuser. Elle fut reçue assez froidement par sa sœur, qui lui manifesta quelque rancune. En effet, Augustine, brillante et descendant d’un joli équipage, n’était jamais venue voir sa sœur qu’en passant. La femme du prudent Lebas s’imagina que l’argent était la cause première de cette visite matinale, elle essaya de se maintenir sur un ton de réserve qui fit sourire plus d’une fois Augustine. La femme du peintre vit que, sauf les barbes au bonnet, sa mère avait trouvé dans Virginie un successeur qui conservait l’antique honneur du Chat-qui-pelote. Au déjeuner, elle aperçut dans le régime de la maison, certains changements qui faisaient honneur au bon sens de Joseph Lebas: les commis ne se levèrent pas au dessert, on leur laissait la faculté de parler, et l’abondance de la table annonçait une aisance sans luxe. La jeune élégante trouva les coupons d’une loge aux Français où elle se souvint d’avoir vu sa sœur de loin en loin. Madame Lebas avait sur les épaules un cachemire dont la magnificence attestait la générosité avec laquelle son mari s’occupait d’elle. Enfin, les deux époux marchaient avec leur siècle. Augustine fut bientôt pénétrée d’attendrissement, en reconnaissant, pendant les deux tiers de cette journée, le bonheur égal, sans exaltation, il est vrai, mais aussi sans orages, que goûtait ce couple convenablement assorti. Ils avaient accepté la vie comme une entreprise commerciale où il s’agissait de faire, avant tout, honneur à ses affaires. La femme, n’ayant pas rencontré dans son mari un amour excessif, s’était appliquée à le faire naître. Insensiblement amené à estimer, à chérir Virginie, le temps que le bonheur mit à éclore, fut, pour Joseph 71 Lebas, et pour sa femme un gage de durée. Aussi, lorsque la plaintive Augustine exposa sa situation douloureuse, eut-elle à essuyer le déluge de lieux communs que la morale de la rue Saint-Denis fournissait à sa sœur.

—Le mal est fait, ma femme, dit Joseph Lebas, il faut chercher à donner de bons conseils à notre sœur. Puis, l’habile négociant analysa lourdement les ressources que les lois et les mœurs pouvaient offrir à Augustine pour sortir de cette crise; il en numérota pour ainsi dire les considérations, les rangea par leur force dans des espèces de catégories, comme s’il se fût agi de marchandises de diverses qualités; puis il les mit en balance, les pesa, et conclut en développant la nécessité où était sa belle-sœur de prendre un parti violent qui ne satisfit point l’amour qu’elle ressentait encore pour son mari. Aussi ce sentiment se réveilla-t-il dans toute sa force quand elle entendit Joseph Lebas parlant de voies judiciaires. Elle remercia ses deux amis, et revint chez elle encore plus indécise qu’elle ne l’était avant de les avoir consultés. Elle hasarda de se rendre alors à l’antique hôtel de la rue du Colombier, dans le dessein de confier ses malheurs à son père et à sa mère. La pauvre petite femme ressemblait à ces malades qui, arrivés à un état désespéré, essayent de toutes les recettes et se confient même aux remèdes de bonne femme. Les deux vieillards la reçurent avec une effusion de sentiment qui l’attendrit. Cette visite leur apportait une distraction qui, pour eux, valait un trésor. Depuis quatre ans, ils marchaient dans la vie comme des navigateurs sans but et sans boussole. Assis au coin de leur feu, ils se racontaient l’un à l’autre tous les désastres du Maximum, leurs anciennes acquisitions de draps, la manière dont ils avaient évité les banqueroutes, et surtout cette célèbre faillite Lecocq, la bataille de Marengo du père Guillaume. Puis, quand ils avaient épuisé les vieux procès, ils récapitulaient les additions de leurs inventaires les plus productifs, et se narraient encore les vieilles histoires du quartier Saint-Denis. A deux heures, le père Guillaume allait donner un coup d’œil à l’établissement du Chat-qui-pelote. En revenant il s’arrêtait à toutes les boutiques, autrefois ses rivales, et dont les jeunes propriétaires espéraient entraîner le vieux négociant dans quelque escompte aventureux, que, selon sa coutume, il ne refusait jamais positivement. Deux bons chevaux normands mouraient de gras-fondu dans l’écurie de l’hôtel; madame Guillaume ne s’en 72 servait que pour se faire traîner tous les dimanches à la grand’messe de sa paroisse. Trois fois par semaine ce respectable couple tenait table ouverte. Grâce à l’influence de son gendre Sommervieux, le père Guillaume avait été nommé membre du comité consultatif pour l’habillement des troupes. Depuis que son mari s’était ainsi trouvé placé haut dans l’administration, madame Guillaume avait pris la détermination de représenter. Leurs appartements étaient encombrés de tant d’ornements d’or et d’argent, et de meubles sans goût mais de valeur certaine, que la pièce la plus simple y ressemblait à une chapelle. L’économie et la prodigalité semblaient se disputer dans chacun des accessoires de cet hôtel. L’on eût dit que monsieur Guillaume avait eu en vue de faire un placement d’argent jusque dans l’acquisition d’un flambeau. Au milieu de ce bazar, dont la richesse accusait le désœuvrement des deux époux, le célèbre tableau de Sommervieux avait obtenu la place d’honneur. Il faisait la consolation de monsieur et de madame Guillaume qui tournaient vingt fois par jour les yeux harnachés de bésicles vers cette image de leur ancienne existence, pour eux si active et si amusante. L’aspect de cet hôtel et de ces appartements où tout avait une senteur de vieillesse et de médiocrité, le spectacle donné par ces deux êtres qui semblaient échoués sur un rocher d’or loin du monde et des idées qui font vivre, surprirent Augustine. Elle contemplait en ce moment la seconde partie du tableau dont le commencement l’avait frappée chez Joseph Lebas, celui d’une vie agitée quoique sans mouvement, espèce d’existence mécanique et instinctive semblable à celle des castors. Elle eut alors je ne sais quel orgueil de ses chagrins, en pensant qu’ils prenaient leur source dans un bonheur de dix-huit mois qui valait à ses yeux mille existences comme celle dont le vide lui semblait horrible. Cependant elle cacha ce sentiment peu charitable, et déploya pour ses vieux parents, les grâces nouvelles de son esprit, les coquetteries de tendresse que l’amour lui avait révélées, et les disposa favorablement à écouter ses doléances matrimoniales. Les vieilles gens ont un faible pour ces sortes de confidences. Madame Guillaume voulut être instruite des plus légers détails de cette vie étrange qui, pour elle, avait quelque chose de fabuleux. Les voyages du baron de La Houtan, qu’elle commençait toujours sans jamais les achever, ne lui apprirent rien de plus inouï sur les sauvages du Canada.

73

—Comment, mon enfant, ton mari s’enferme avec des femmes nues, et tu as la simplicité de croire qu’il les dessine?

A cette exclamation, la grand’mère posa ses lunettes sur une petite travailleuse, secoua ses jupons et plaça ses mains jointes sur ses genoux élevés par une chaufferette, son piédestal favori.

—Mais, ma mère, tous les peintres sont obligés d’avoir des modèles.

—Il s’est bien gardé de nous dire tout cela quand il t’a demandée en mariage. Si je l’avais su, je n’aurais pas donné ma fille à un homme qui fait un pareil métier. La religion défend ces horreurs-là, ça n’est pas moral. A quelle heure nous disais-tu donc qu’il rentre chez lui?

—Mais à une heure, deux heures…

Les deux époux se regardèrent dans un profond étonnement.

—Il joue donc? dit monsieur Guillaume. Il n’y avait que les joueurs qui, de mon temps, rentrassent si tard.

Augustine fit une petite moue qui repoussait cette accusation.

—Il doit te faire passer de cruelles nuits à l’attendre, reprit madame Guillaume. Mais, non, tu te couches, n’est-ce pas? Et quand il a perdu, le monstre te réveille.

—Non, ma mère, il est au contraire quelquefois très-gai. Assez souvent même, quand il fait beau, il me propose de me lever pour aller dans les bois.

—Dans les bois, à ces heures-là? Tu as donc un bien petit appartement qu’il n’a pas assez de sa chambre, de ses salons, et qu’il lui faille ainsi courir pour… Mais c’est pour t’enrhumer, que le scélérat te propose ces parties-là. Il veut se débarrasser de toi. A-t-on jamais vu un homme établi, qui a un commerce tranquille, galoper comme un loup-garou?

—Mais, ma mère, vous ne comprenez donc pas que, pour développer son talent, il a besoin d’exaltation. Il aime beaucoup les scènes qui…

—Ah! je lui en ferais de belles, des scènes, moi, s’écria madame Guillaume en interrompant sa fille. Comment peux-tu garder des ménagements avec un homme pareil? D’abord, je n’aime pas qu’il ne boive que de l’eau. Ça n’est pas sain. Pourquoi montre-t-il de la répugnance à voir les femmes quand elles mangent? Quel singulier genre! Mais c’est un fou. Tout ce que tu nous en as dit n’est pas possible. Un homme ne peut pas partir de sa maison sans 74 souffler mot et ne revenir que dix jours après. Il te dit qu’il a été à Dieppe pour peindre la mer. Est-ce qu’on peint la mer? Il te fait des contes à dormir debout.

Augustine ouvrit la bouche pour défendre son mari; mais madame Guillaume lui imposa silence par un geste de main auquel un reste d’habitude la fit obéir, et sa mère s’écria d’un ton sec:—Tiens, ne me parle pas de cet homme-là! il n’a jamais mis le pied dans une église que pour te voir et t’épouser. Les gens sans religion sont capables de tout. Est-ce que Guillaume s’est jamais avisé de me cacher quelque chose, de rester des trois jours sans me dire ouf, et de babiller ensuite comme une pie borgne?

—Ma chère mère, vous jugez trop sévèrement les gens supérieurs. S’ils avaient des idées semblables à celles des autres, ce ne seraient plus des gens à talent.

—Eh bien! que les gens à talent restent chez eux et ne se marient pas. Comment! un homme à talent rendra sa femme malheureuse! et parce qu’il a du talent ce sera bien? Talent, talent! Il n’y a pas tant de talent à dire comme lui blanc et noir à toute minute, à couper la parole aux gens, à battre du tambour chez soi, à ne jamais vous laisser savoir sur quel pied danser, à forcer une femme de ne pas s’amuser avant que les idées de monsieur ne soient gaies; d’être triste, dès qu’il est triste.

—Mais, ma mère, le propre de ces imaginations-là…

—Qu’est-ce que c’est que ces imaginations-là? reprit madame Guillaume en interrompant encore sa fille. Il en a de belles, ma foi! Qu’est-ce qu’un homme auquel il prend tout à coup, sans consulter de médecin, la fantaisie de ne manger que des légumes? Encore, si c’était par religion, sa diète lui servirait à quelque chose; mais il n’en a pas plus qu’un huguenot. A-t-on jamais vu un homme aimer, comme lui, les chevaux plus qu’il n’aime son prochain, se faire friser les cheveux comme un païen, coucher des statues sous de la mousseline, faire fermer ses fenêtres le jour pour travailler à la lampe? Tiens, laisse-moi, s’il n’était pas si grossièrement immoral, il serait bon à mettre aux Petites-Maisons. Consulte monsieur Loraux, le vicaire de Saint-Sulpice, demande-lui son avis sur tout cela, il te dira que ton mari ne se conduit pas comme un chrétien…

—Oh! ma mère! pouvez-vous croire…

—Oui, je le crois! Tu l’as aimé, tu n’aperçois rien de ces 75 choses-là. Mais, moi, vers les premiers temps de son mariage, je me souviens de l’avoir rencontré dans les Champs-Élysées. Il était à cheval. Eh bien! il galopait par moment ventre à terre, et puis il s’arrêtait pour aller pas à pas. Je me suis dit alors:—Voilà un homme qui n’a pas de jugement.

—Ah! s’écria monsieur Guillaume en se frottant les mains, comme j’ai bien fait de t’avoir mariée séparée de biens avec cet original-là!

Quand Augustine eut l’imprudence de raconter les griefs véritables qu’elle avait à exposer contre son mari, les deux vieillards restèrent muets d’indignation. Le mot de divorce fut bientôt prononcé par madame Guillaume. Au mot de divorce, l’inactif négociant fut comme réveillé. Stimulé par l’amour qu’il avait pour sa fille, et aussi par l’agitation qu’un procès allait donner à sa vie sans événements, le père Guillaume prit la parole. Il se mit à la tête de la demande en divorce, la dirigea, plaida presque, il offrit à sa fille de se charger de tous les frais, de voir les juges, les avoués, les avocats, de remuer ciel et terre. Madame de Sommervieux, effrayée, refusa les services de son père, dit qu’elle ne voulait pas se séparer de son mari, dût-elle être dix fois plus malheureuse encore, et ne parla plus de ses chagrins. Après avoir été accablée par ses parents de tous ces petits soins muets et consolateurs par lesquels les deux vieillards essayèrent de la dédommager, mais en vain, de ses peines de cœur, Augustine se retira en sentant l’impossibilité de parvenir à faire bien juger les hommes supérieurs par des esprits faibles. Elle apprit qu’une femme devait cacher à tout le monde, même à ses parents, des malheurs pour lesquels on rencontre si difficilement des sympathies. Les orages et les souffrances des sphères élevées ne peuvent être appréciés que par les nobles esprits qui les habitent. En toute chose, nous ne pouvons être jugés que par nos pairs.

La pauvre Augustine se retrouva donc dans la froide atmosphère de son ménage, livrée à l’horreur de ses méditations. L’étude n’était plus rien pour elle, puisque l’étude ne lui avait pas rendu le cœur de son mari. Initiée aux secrets de ces âmes de feu mais privée de leurs ressources, elle participait avec force à leurs peines sans partager leurs plaisirs. Elle s’était dégoûtée du monde, qui lui semblait mesquin et petit devant les événements des passions. Enfin, sa vie était manquée. Un soir, elle fut frappée d’une pensée 76 qui vint illuminer ses ténébreux chagrins comme un rayon céleste. Cette idée ne pouvait sourire qu’à un cœur aussi pur, aussi vertueux que l’était le sien. Elle résolut d’aller chez la duchesse de Carigliano, non pas pour lui redemander le cœur de son mari, mais pour s’y instruire des artifices qui le lui avaient enlevé; mais pour intéresser à la mère des enfants de son ami cette orgueilleuse femme du monde; mais pour la fléchir et la rendre complice de son bonheur à venir comme elle était l’instrument de son malheur présent.

Un jour donc, la timide Augustine, armée d’un courage surnaturel, monta en voiture, à deux heures après midi, pour essayer de pénétrer jusqu’au boudoir de la célèbre coquette, qui n’était jamais visible avant cette heure-là. Madame de Sommervieux ne connaissait pas encore les antiques et somptueux hôtels du faubourg Saint-Germain. Quand elle parcourut ces vestibules majestueux, ces escaliers grandioses, ces salons immenses ornés de fleurs malgré les rigueurs de l’hiver, et décorés avec ce goût particulier aux femmes qui sont nées dans l’opulence ou avec les habitudes distinguées de l’aristocratie, Augustine eut un affreux serrement de cœur. Elle envia les secrets de cette élégance de laquelle elle n’avait jamais eu l’idée. Elle respira un air de grandeur qui lui expliqua l’attrait de cette maison pour son mari. Quand elle parvint aux petits appartements de la duchesse, elle éprouva de la jalousie et une sorte de désespoir, en y admirant la voluptueuse disposition des meubles, des draperies et des étoffes tendues. Là le désordre était une grâce, là le luxe affectait une espèce de dédain pour la richesse. Les parfums répandus dans cette douce atmosphère flattaient l’odorat sans l’offenser. Les accessoires de l’appartement s’harmoniaient avec une vue ménagée par des glaces sans tain sur les pelouses d’un jardin planté d’arbres verts. Tout était séduction, et le calcul ne s’y sentait point. Le génie de la maîtresse de ces appartements respirait tout entier dans le salon où attendait Augustine. Elle tâcha d’y deviner le caractère de sa rivale par l’aspect des objets épars; mais il y avait là quelque chose d’impénétrable dans le désordre comme dans la symétrie, et pour la simple Augustine ce fut lettres closes. Tout ce qu’elle y put voir, c’est que la duchesse était une femme supérieure en tant que femme. Elle eut alors une pensée douloureuse.

—Hélas! serait-il vrai, se dit-elle, qu’un cœur aimant et simple 77 ne suffit pas à un artiste; et pour balancer le poids de ces âmes fortes, faut-il les unir à des âmes féminines dont la puissance soit pareille à la leur? Si j’avais été élevée comme cette sirène, au moins nos armes eussent été égales au moment de la lutte.

—Mais je n’y suis pas! Ces mots secs et brefs, quoique prononcés à voix basse dans le boudoir voisin, furent entendus par Augustine, dont le cœur palpita.

—Cette dame est là, répliqua la femme de chambre.

—Vous êtes folle, faites donc entrer! répondit la duchesse dont la voix devenue douce avait pris l’accent affectueux de la politesse. Évidemment, elle désirait alors être entendue.

Augustine s’avança timidement. Au fond de ce frais boudoir elle vit la duchesse voluptueusement couchée sur une ottomane en velours vert placée au centre d’une espèce de demi-cercle dessiné par les plis moelleux d’une mousseline tendue sur un fond jaune. Des ornements de bronze doré, disposés avec un goût exquis, rehaussaient encore cette espèce de dais sous lequel la duchesse était posée comme une statue antique. La couleur foncée du velours ne lui laissait perdre aucun moyen de séduction. Un demi-jour, ami de sa beauté, semblait être plutôt un reflet qu’une lumière. Quelques fleurs rares élevaient leurs têtes embaumées au-dessus des vases de Sèvres les plus riches. Au moment où ce tableau s’offrit aux yeux d’Augustine étonnée, elle avait marché si doucement, qu’elle put surprendre un regard de l’enchanteresse. Ce regard semblait dire à une personne que la femme du peintre n’aperçut pas d’abord:—Restez, vous allez voir une jolie femme, et vous me rendrez sa visite moins ennuyeuse.

A l’aspect d’Augustine, la duchesse se leva et la fit asseoir auprès d’elle.

—A quoi dois-je le bonheur de cette visite, madame? dit-elle avec un sourire plein de grâces.

—Pourquoi tant de fausseté? pensa Augustine qui ne répondit que par une inclination de tête.

Ce silence était commandé. La jeune femme voyait devant elle un témoin de trop à cette scène. Ce personnage était, de tous les colonels de l’armée, le plus jeune, le plus élégant et le mieux fait. Son costume demi-bourgeois faisait ressortir les grâces de sa personne. Sa figure pleine de vie, de jeunesse, et déjà fort expressive, 78 était encore animée par de petites moustaches relevées en pointe et noires comme du jais, par une impériale bien fournie, par des favoris soigneusement peignés et par une forêt de cheveux noirs assez en désordre. Il badinait avec une cravache, en manifestant une aisance et une liberté qui séyaient à l’air satisfait de sa physionomie ainsi qu’à la recherche de sa toilette. Les rubans attachés à sa boutonnière étaient noués avec dédain, et il paraissait bien plus vain de sa jolie tournure que de son courage. Augustine regarda la duchesse de Carigliano en lui montrant le colonel par un coup d’œil dont toutes les prières furent comprises.

—Eh bien, adieu, monsieur d’Aiglemont, nous nous retrouverons au bois de Boulogne.

Ces mots furent prononcés par la sirène comme s’ils étaient le résultat d’une stipulation antérieure à l’arrivée d’Augustine; elle les accompagna d’un regard menaçant que l’officier méritait peut-être pour l’admiration qu’il témoignait en contemplant la modeste fleur qui contrastait si bien avec l’orgueilleuse duchesse. Le jeune fat s’inclina en silence, tourna sur les talons de ses bottes, et s’élança gracieusement hors du boudoir. En ce moment, Augustine, épiant sa rivale qui semblait suivre des yeux le brillant officier, surprit dans ce regard un sentiment dont les fugitives expressions sont connues de toutes les femmes. Elle songea avec la douleur la plus profonde que sa visite allait être inutile: cette artificieuse duchesse était trop avide d’hommages pour ne pas avoir le cœur sans pitié.

—Madame, dit Augustine d’une voix entrecoupée, la démarche que je fais en ce moment auprès de vous va vous sembler bien singulière; mais le désespoir a sa folie, et doit faire tout excuser. Je m’explique trop bien pourquoi Théodore préfère votre maison à toute autre, et pourquoi votre esprit exerce tant d’empire sur lui. Hélas! je n’ai qu’à rentrer en moi-même pour en trouver des raisons plus que suffisantes. Mais j’adore mon mari, madame. Deux ans de larmes n’ont point effacé son image de mon cœur, quoique j’aie perdu le sien. Dans ma folie, j’ai osé concevoir l’idée de lutter avec vous; et je viens à vous, vous demander par quels moyens je puis triompher de vous-même. Oh, madame! s’écria la jeune femme en saisissant avec ardeur la main de sa rivale, qui la lui laissa prendre, je ne prierai jamais Dieu pour mon propre bonheur avec autant de ferveur que je l’implorerais pour le vôtre, si vous m’aidiez 79 à reconquérir, je ne dirai pas l’amour, mais la tendresse de Sommervieux. Je n’ai plus d’espoir qu’en vous. Ah! dites-moi comment vous avez pu lui plaire et lui faire oublier les premiers jours de…

A ces mots, Augustine, suffoquée par des sanglots mal contenus, fut obligée de s’arrêter. Honteuse de sa faiblesse, elle cacha son visage dans un mouchoir qu’elle inonda de ses larmes.

—Êtes-vous donc enfant, ma chère petite belle! dit la duchesse, qui, séduite par la nouveauté de cette scène et attendrie malgré elle en recevant l’hommage que lui rendait la plus parfaite vertu qui fût peut-être à Paris, prit le mouchoir de la jeune femme et se mit à lui essuyer elle-même les yeux en la flattant par quelques monosyllabes murmurés avec une gracieuse pitié.

Après un moment de silence, la coquette, emprisonnant les jolies mains de la pauvre Augustine entre les siennes qui avaient un rare caractère de beauté noble et de puissance, lui dit d’une voix douce et affectueuse:—Pour premier avis, je vous conseillerai de ne pas pleurer ainsi, les larmes enlaidissent. Il faut savoir prendre son parti sur les chagrins; ils rendent malade, et l’amour ne reste pas longtemps sur un lit de douleur. La mélancolie donne bien d’abord une certaine grâce qui plaît, mais elle finit par allonger les traits et flétrir la plus ravissante de toutes les figures. Ensuite, nos tyrans ont l’amour-propre de vouloir que leurs esclaves soient toujours gaies.

—Ah, madame! il ne dépend pas de moi de ne pas sentir! Comment peut-on, sans éprouver mille morts, voir terne, décolorée, indifférente, une figure qui jadis rayonnait d’amour et de joie? Ah! je ne sais pas commander à mon cœur.

—Tant pis, chère belle; mais je crois déjà savoir toute votre histoire. D’abord, imaginez-vous bien que si votre mari vous a été infidèle, je ne suis pas sa complice. Si j’ai tenu à l’avoir dans mon salon, c’est, je l’avouerai, par amour-propre: il était célèbre et n’allait nulle part. Je vous aime déjà trop pour vous dire toutes les folies qu’il a faites pour moi. Je ne vous en révèlerai qu’une seule, parce qu’elle nous servira peut-être à vous le ramener et à le punir de l’audace qu’il met dans ses procédés avec moi. Il finirait par me compromettre. Je connais trop le monde, ma chère, pour vouloir me mettre à la discrétion d’un homme trop supérieur. Sachez qu’il faut se laisser faire la cour par eux, mais les épouser: 80 c’est une faute. Nous autres femmes, nous devons admirer les hommes de génie, en jouir comme d’un spectacle, mais vivre avec eux! jamais. Fi donc! c’est vouloir prendre plaisir à regarder les machines de l’Opéra, au lieu de rester dans une loge, à y savourer ses brillantes illusions. Mais chez vous, ma pauvre enfant, le mal est arrivé, n’est-ce pas? Eh bien! il faut essayer de vous armer contre la tyrannie.

—Ah, madame! avant d’entrer ici, en vous y voyant, j’ai déjà reconnu quelques artifices que je ne soupçonnais pas.

—Eh bien, venez me voir quelquefois, et vous ne serez pas long-temps sans posséder la science de ces bagatelles, d’ailleurs assez importantes. Les choses extérieures sont, pour les sots, la moitié de la vie; et pour cela, plus d’un homme de talent se trouve un sot malgré tout son esprit. Mais je gage que vous n’avez jamais rien su refuser à Théodore?

—Le moyen, madame, de refuser quelque chose à celui qu’on aime!

—Pauvre innocente, je vous adorerais pour votre niaiserie. Sachez donc que plus nous aimons, moins nous devons laisser apercevoir à un homme, surtout à un mari, l’étendue de notre passion. C’est celui qui aime le plus qui est tyrannisé, et, qui pis est, délaissé tôt ou tard. Celui qui veut régner, doit…

—Comment, madame! faudra-t-il donc dissimuler, calculer, devenir fausse, se faire un caractère artificiel et pour toujours? Oh! comment peut-on vivre ainsi? Est-ce que vous pouvez…

Elle hésita, la duchesse sourit.

—Ma chère, reprit la grande dame d’une voix grave, le bonheur conjugal a été de tout temps une spéculation, une affaire qui demande une attention particulière. Si vous continuez à parler passion quand je vous parle mariage, nous ne nous entendrons bientôt plus. Écoutez-moi, continua-t-elle en prenant le ton d’une confidence. J’ai été à même de voir quelques-uns des hommes supérieurs de notre époque. Ceux qui se sont mariés ont, à quelques exceptions près, épousé des femmes nulles. Eh bien! ces femmes-là les gouvernaient, comme l’empereur nous gouverne, et étaient, sinon aimées, du moins respectées par eux. J’aime assez les secrets, surtout ceux qui nous concernent, pour m’être amusée à chercher le mot de cette énigme. Eh bien, mon ange! ces bonnes femmes avaient le talent d’analyser le caractère de leurs maris. Sans s’épouvanter 81 comme vous de leurs supériorités, elles avaient adroitement remarqué les qualités qui leur manquaient. Soit qu’elles possédassent ces qualités, ou qu’elles feignissent de les avoir, elles trouvaient moyen d’en faire un si grand étalage aux yeux de leurs maris qu’elles finissaient par leur imposer. Enfin, apprenez encore que ces âmes qui paraissent si grandes ont toutes un petit grain de folie que nous devons savoir exploiter. En prenant la ferme volonté de les dominer, en ne s’écartant jamais de ce but, en y rapportant toutes nos actions, nos idées, nos coquetteries, nous maîtrisons ces esprits éminemment capricieux qui, par la mobilité même de leurs pensées, nous donnent les moyens de les influencer.

—Oh ciel! s’écria la jeune femme épouvantée, voilà donc la vie. C’est un combat…..

—Où il faut toujours menacer, reprit la duchesse en riant. Notre pouvoir est tout factice. Aussi ne faut-il jamais se laisser mépriser par un homme; on ne se relève d’une pareille chute que par des manœuvres odieuses. Venez, ajouta-t-elle, je vais vous donner un moyen de mettre votre mari à la chaîne.

Elle se leva, pour guider en souriant la jeune et innocente apprentie des ruses conjugales à travers le dédale de son petit palais. Elles arrivèrent toutes deux à un escalier dérobé qui communiquait aux appartements de réception. Quand la duchesse tourna le secret de la porte, elle s’arrêta, regarda Augustine avec un air inimitable de finesse et de grâce:—Tenez, le duc de Carigliano m’adore! eh bien, il n’ose pas entrer par cette porte sans ma permission. Et c’est un homme qui a l’habitude de commander à des milliers de soldats. Il sait affronter les batteries, mais devant moi! il a peur.

Augustine soupira. Elles parvinrent à une somptueuse galerie où la femme du peintre fut amenée par la duchesse devant le portrait que Théodore avait fait de mademoiselle Guillaume. A cet aspect, Augustine jeta un cri.

—Je savais bien qu’il n’était plus chez moi, dit-elle, mais… ici!

—Ma chère, je ne l’ai exigé que pour voir jusqu’à quel degré de bêtise un homme de génie peut atteindre. Tôt ou tard, il vous aurait été rendu par moi; mais je ne m’attendais pas au plaisir de voir ici l’original devant la copie. Pendant que nous allons achever notre conversation, je le ferai porter dans votre voiture. Si, armée de ce talisman, vous n’êtes pas maîtresse de votre mari pendant 82 cent ans, vous n’êtes pas une femme, et vous mériterez votre sort!

Augustine baisa la main de la duchesse, qui la pressa sur son cœur et l’embrassa avec une tendresse d’autant plus vive qu’elle devait être oubliée le lendemain. Cette scène aurait peut-être à jamais ruiné la candeur et la pureté d’une femme moins vertueuse qu’Augustine, à qui les secrets révélés par la duchesse pouvaient être également salutaires et funestes. La politique astucieuse des hautes sphères sociales ne convenait pas plus à Augustine que l’étroite raison de Joseph Lebas, ou que la niaise morale de madame Guillaume. Étrange effet des fausses positions où nous jettent les moindres contresens commis dans la vie! Augustine ressemblait alors à un pâtre des Alpes surpris par une avalanche: s’il hésite, ou s’il veut écouter les cris de ses compagnons, le plus souvent il périt. Dans ces grandes crises, le cœur se brise ou se bronze.

Madame de Sommervieux revint chez elle en proie à une agitation qu’il serait difficile de décrire. Sa conversation avec la duchesse de Carigliano éveillait une foule d’idées contradictoires dans son esprit. Elle était comme les moutons de la fable, pleine de courage en l’absence du loup. Elle se haranguait elle-même et se traçait d’admirables plans de conduite; elle concevait mille stratagèmes de coquetterie; elle parlait même à son mari, retrouvant, loin de lui, toutes les ressources de cette éloquence vraie qui n’abandonne jamais les femmes; puis, en songeant au regard fixe et clair de Théodore, elle tremblait déjà. Quand elle demanda si monsieur était chez lui, la voix lui manqua. En apprenant qu’il ne reviendrait pas dîner, elle éprouva un mouvement de joie inexplicable. Semblable au criminel qui se pourvoit en cassation contre son arrêt de mort, un délai, quelque court qu’il pût être, lui semblait une vie entière. Elle plaça le portrait dans sa chambre, et attendit son mari en se livrant à toutes les angoisses de l’espérance. Elle pressentait trop bien que cette tentative allait décider de tout son avenir, pour ne pas frissonner à toute espèce de bruit, même au murmure de sa pendule qui semblait appesantir ses terreurs en les lui mesurant. Elle tâcha de tromper le temps par mille artifices. Elle eut l’idée de faire une toilette qui la rendit semblable en tout point au portrait. Puis, connaissant le caractère inquiet de son mari, elle fit éclairer son appartement d’une manière inusitée, certaine qu’en rentrant la 83 curiosité l’amènerait chez elle. Minuit sonna, quand, au cri du jockei, la porte de l’hôtel s’ouvrit. La voiture du peintre roula sur le pavé de la cour silencieuse.

—Que signifie cette illumination? demanda Théodore d’une voix joyeuse en entrant dans la chambre de sa femme.

Augustine saisit avec adresse un moment si favorable, elle s’élança au cou de son mari et lui montra le portrait. L’artiste resta immobile comme un rocher. Ses yeux se dirigèrent alternativement sur Augustine et sur la toile accusatrice. La timide épouse, demi-morte, épiait le front changeant, le front terrible de son mari. Elle en vit par degrés les rides expressives s’amonceler comme des nuages; puis, elle crut sentir son sang se figer dans ses veines, quand, par un regard flamboyant et d’une voix profondément sourde, elle fut interrogée.

—Où avez-vous trouvé ce tableau?

—La duchesse de Carigliano me l’a rendu.

—Vous le lui avez demandé?

—Je ne savais pas qu’il fût chez elle.

La douceur ou plutôt la mélodie enchanteresse de la voix de cet ange eût attendri des Cannibales, mais non un artiste en proie aux tortures de la vanité blessée.

—Cela est digne d’elle, s’écria l’artiste d’une voix tonnante. Je me vengerai! dit-il en se promenant à grands pas. Elle en mourra de honte: je la peindrai! oui, je la représenterai sous les traits de Messaline sortant à la nuit du palais de Claude.

—Théodore! dit une voix mourante.

—Je la tuerai.

—Mon ami!

—Elle aime ce petit colonel de cavalerie, parce qu’il monte bien à cheval…

—Théodore!

—Eh! laissez-moi, dit le peintre à sa femme avec un son de voix qui ressemblait presque à un rugissement.

Il serait odieux de peindre toute cette scène à la fin de laquelle l’ivresse de la colère suggéra à l’artiste des paroles et des actes qu’une femme, moins jeune qu’Augustine, aurait attribués à la démence.

Sur les huit heures du matin, le lendemain, madame Guillaume surprit sa fille pâle, les yeux rouges, la coiffure en désordre, tenant 84 à la main un mouchoir trempé de pleurs, contemplant sur le parquet les fragments épars d’une toilette déchirée et les morceaux d’un grand cadre doré mis en pièce. Augustine, que la douleur rendait presque insensible, montra ces débris par un geste empreint de désespoir.

—Et voilà peut-être une grande perte, s’écria la vieille régente du Chat-qui-pelote. Il était ressemblant, c’est vrai; mais j’ai appris qu’il y a sur le boulevard un homme qui fait des portraits charmants pour cinquante écus.

—Ah, ma mère!

—Pauvre petite, tu as bien raison! répondit madame Guillaume qui méconnut l’expression du regard que lui jeta sa fille. Va, mon enfant, l’on n’est jamais si tendrement aimé que par sa mère. Ma mignonne, je devine tout; mais viens me confier tes chagrins, je te consolerai. Ne t’ai-je pas déjà dit que cet homme-là était un fou! Ta femme de chambre m’a conté de belles choses… Mais c’est donc un véritable monstre!

Augustine mit un doigt sur ses lèvres pâlies, comme pour implorer de sa mère un moment de silence. Pendant cette terrible nuit, le malheur lui avait fait trouver cette patiente résignation qui, chez les mères et chez les femmes aimantes, surpasse, dans ses effets, l’énergie humaine et révèle peut-être dans le cœur des femmes l’existence de certaines cordes que Dieu a refusées à l’homme.

Une inscription gravée sur un cippe du cimetière Montmartre indiquait que madame de Sommervieux était morte à vingt-sept ans. Un poëte, ami de cette timide créature, voyait, dans les simples lignes de son épitaphe, la dernière scène d’un drame. Chaque année, au jour solennel du 2 novembre, il ne passait jamais devant ce jeune marbre sans se demander s’il ne fallait pas des femmes plus fortes que ne l’était Augustine pour les puissantes étreintes du génie.

—Les humbles et modestes fleurs, écloses dans les vallées, meurent peut-être, se disait-il, quand elles sont transplantées trop près des cieux, aux régions où se forment les orages, où le soleil est brûlant.

Maffliers; octobre 1829.

Vol 1 of La Comedie Humaine:
http://www.gutenberg.org/ebooks/41211[:]

Madame Bovary

Madame Bovary

Gustave Flaubert MADAME BOVARY (1857)

Intro Material & First Chapter

Table des matières

PREMIÈRE PARTIE I II III IV V VI VII VIII IX DEUXIÈME PARTIE I II III IV V VI VII VIII IX X XI XII XIII XIV XV TROISIÈME PARTIE I II III IV V VI VII VIII IX X XI
À Marie-Antoine-Jules Senard

MEMBRE DU BARREAU DE PARIS EX-PRESIDENT DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE ET ANCIEN MINISTRE DE L’INTÉRIEUR
Cher et illustre ami,

Permettez-moi d’inscrire votre nom en tête de ce livre et au- dessus même de sa dédicace; car c’est à vous, surtout, que j’en dois la publication. En passant par votre magnifique plaidoirie, mon oeuvre a acquis pour moi-même comme une autorité imprévue. Acceptez donc ici l’hommage de ma gratitude, qui, si grande qu’elle puisse être, ne sera jamais à la hauteur de votre éloquence et de votre dévouement.

GUSTAVE FLAUBERT
Paris, 12 avril 1857

À Louis Bouilhet

PREMIÈRE PARTIE
I
Nous étions à l’Étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail.

Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir; puis, se tournant vers le maître d’études:

— Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous recommande, il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite sont méritoires, il passera dans les grands, où l’appelle son âge.

Resté dans l’angle, derrière la porte, si bien qu’on l’apercevait à peine, le nouveau était un gars de la campagne, d’une quinzaine d’années environ, et plus haut de taille qu’aucun de nous tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, l’air raisonnable et fort embarrassé. Quoiqu’il ne fût pas large des épaules, son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d’un pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous.

On commença la récitation des leçons. Il les écouta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, n’osant même croiser les cuisses, ni s’appuyer sur le coude, et, à deux heures, quand la cloche sonna, le maître d’études fut obligé de l’avertir, pour qu’il se mît avec nous dans les rangs.

Nous avions l’habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin d’avoir ensuite nos mains plus libres; il fallait, dès le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille en faisant beaucoup de poussière; c’était là le genre.

Mais, soit qu’il n’eût pas remarqué cette manoeuvre ou qu’il n’eut osé s’y soumettre, la prière était finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux. C’était une de ces coiffures d’ordre composite, où l’on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d’expression comme le visage d’un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires; puis s’alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poils de lapin; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d’une broderie en soutache compliquée, et d’où pendait, au bout d’un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d’or, en manière de gland. Elle était neuve; la visière brillait.

— Levez-vous, dit le professeur.

Il se leva; sa casquette tomba. Toute la classe se mit à rire.

Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber d’un coup de coude, il la ramassa encore une fois.

— Débarrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, qui était un homme d’esprit.

Il y eut un rire éclatant des écoliers qui décontenança le pauvre garçon, si bien qu’il ne savait s’il fallait garder sa casquette à la main, la laisser par terre ou la mettre sur sa tête. Il se rassit et la posa sur ses genoux.

— Levez-vous, reprit le professeur, et dites-moi votre nom.

Le nouveau articula, d’une voix bredouillante, un nom inintelligible.

— Répétez!

Le même bredouillement de syllabes se fit entendre, couvert par les huées de la classe.

— Plus haut! cria le maître, plus haut!

Le nouveau, prenant alors une résolution extrême, ouvrit une bouche démesurée et lança à pleins poumons, comme pour appeler quelqu’un, ce mot: Charbovari.

Ce fut un vacarme qui s’élança d’un bond, monta en crescendo, avec des éclats de voix aigus (on hurlait, on aboyait, on trépignait, on répétait: Charbovari! Charbovari!), puis qui roula en notes isolées, se calmant à grand-peine, et parfois qui reprenait tout à coup sur la ligne d’un banc où saillissait encore çà et là, comme un pétard mal éteint, quelque rire étouffé.

Cependant, sous la pluie des pensums, l’ordre peu à peu se rétablit dans la classe, et le professeur, parvenu à saisir le nom de Charles Bovary, se l’étant fait dicter, épeler et relire, commanda tout de suite au pauvre diable d’aller s’asseoir sur le banc de paresse, au pied de la chaire. Il se mit en mouvement, mais, avant de partir, hésita.

— Que cherchez-vous? demanda le professeur.

— Ma cas… fit timidement le nouveau, promenant autour de lui des regards inquiets.

— Cinq cents vers à toute la classe! exclamé d’une voix furieuse, arrêta, comme le Quos ego, une bourrasque nouvelle. — Restez donc tranquilles! continuait le professeur indigné, et s’essuyant le front avec son mouchoir qu’il venait de prendre dans sa toque: Quant à vous, le nouveau, vous me copierez vingt fois le verbe ridiculus sum.

Puis, d’une voix plus douce:

— Eh! vous la retrouverez, votre casquette; on ne vous l’a pas volée!

Tout reprit son calme. Les têtes se courbèrent sur les cartons, et le nouveau resta pendant deux heures dans une tenue exemplaire, quoiqu’il y eût bien, de temps à autre, quelque boulette de papier lancée d’un bec de plume qui vînt s’éclabousser sur sa figure. Mais il s’essuyait avec la main, et demeurait immobile, les yeux baissés.

Le soir, à l’Étude, il tira ses bouts de manches de son pupitre, mit en ordre ses petites affaires, régla soigneusement son papier. Nous le vîmes qui travaillait en conscience, cherchant tous les mots dans le dictionnaire et se donnant beaucoup de mal. Grâce, sans doute, à cette bonne volonté dont il fit preuve, il dut de ne pas descendre dans la classe inférieure; car, s’il savait passablement ses règles, il n’avait guère d’élégance dans les tournures. C’était le curé de son village qui lui avait commencé le latin, ses parents, par économie, ne l’ayant envoyé au collège que le plus tard possible.

Son père, M. Charles-Denis-Bartholomé Bovary, ancien aide- chirurgien-major, compromis, vers 1812, dans des affaires de conscription, et forcé, vers cette époque, de quitter le service, avait alors profité de ses avantages personnels pour saisir au passage une dot de soixante mille francs, qui s’offrait en la fille d’un marchand bonnetier, devenue amoureuse de sa tournure. Bel homme, hâbleur, faisant sonner haut ses éperons, portant des favoris rejoints aux moustaches, les doigts toujours garnis de bagues et habillé de couleurs voyantes, il avait l’aspect d’un brave, avec l’entrain facile d’un commis voyageur. Une fois marié, il vécut deux ou trois ans sur la fortune de sa femme, dînant bien, se levant tard, fumant dans de grandes pipes en porcelaine, ne rentrant le soir qu’après le spectacle et fréquentant les cafés. Le beau-père mourut et laissa peu de chose; il en fut indigné, se lança dans la fabrique, y perdit quelque argent, puis se retira dans la campagne, où il voulut faire valoir. Mais, comme il ne s’entendait guère plus en culture qu’en indiennes, qu’il montait ses chevaux au lieu de les envoyer au labour, buvait son cidre en bouteilles au lieu de le vendre en barriques, mangeait les plus belles volailles de sa cour et graissait ses souliers de chasse avec le lard de ses cochons, il ne tarda point à s’apercevoir qu’il valait mieux planter là toute spéculation.

Moyennant deux cents francs par an, il trouva donc à louer dans un village, sur les confins du pays de Caux et de la Picardie, une sorte de logis moitié ferme, moitié maison de maître; et, chagrin, rongé de regrets, accusant le ciel, jaloux contre tout le monde, il s’enferma dès l’âge de quarante-cinq ans, dégoûté des hommes, disait-il, et décidé à vivre en paix.

Sa femme avait été folle de lui autrefois; elle l’avait aimé avec mille servilités qui l’avaient détaché d’elle encore davantage. Enjouée jadis, expansive et tout aimante, elle était, en vieillissant, devenue (à la façon du vin éventé qui se tourne en vinaigre) d’humeur difficile, piaillarde, nerveuse. Elle avait tant souffert, sans se plaindre, d’abord, quand elle le voyait courir après toutes les gotons de village et que vingt mauvais lieux le lui renvoyaient le soir, blasé et puant l’ivresse! Puis l’orgueil s’était révolté. Alors elle s’était tue, avalant sa rage dans un stoïcisme muet, qu’elle garda jusqu’à sa mort. Elle était sans cesse en courses, en affaires. Elle allait chez les avoués, chez le président, se rappelait l’échéance des billets, obtenait des retards; et, à la maison, repassait, cousait, blanchissait, surveillait les ouvriers, soldait les mémoires, tandis que, sans s’inquiéter de rien, Monsieur, continuellement engourdi dans une somnolence boudeuse dont il ne se réveillait que pour lui dire des choses désobligeantes, restait à fumer au coin du feu, en crachant dans les cendres.

Quand elle eut un enfant, il le fallut mettre en nourrice. Rentré chez eux, le marmot fut gâté comme un prince. Sa mère le nourrissait de confitures; son père le laissait courir sans souliers, et, pour faire le philosophe, disait même qu’il pouvait bien aller tout nu, comme les enfants des bêtes. À l’encontre des tendances maternelles, il avait en tête un certain idéal viril de l’enfance, d’après lequel il tâchait de former son fils, voulant qu’on l’élevât durement, à la spartiate, pour lui faire une bonne constitution. Il l’envoyait se coucher sans feu, lui apprenait à boire de grands coups de rhum et à insulter les processions. Mais, naturellement paisible, le petit répondait mal à ses efforts. Sa mère le traînait toujours après elle; elle lui découpait des cartons, lui racontait des histoires, s’entretenait avec lui dans des monologues sans fin, pleins de gaietés mélancoliques et de chatteries babillardes. Dans l’isolement de sa vie, elle reporta sur cette tête d’enfant toutes ses vanités éparses, brisées. Elle rêvait de hautes positions, elle le voyait déjà grand, beau, spirituel, établi, dans les ponts et chaussées ou dans la magistrature. Elle lui apprit à lire, et même lui enseigna, sur un vieux piano qu’elle avait, à chanter deux ou trois petites romances. Mais, à tout cela, M. Bovary, peu soucieux des lettres, disait que ce n’était pas la peine! Auraient-ils jamais de quoi l’entretenir dans les écoles du gouvernement, lui acheter une charge ou un fonds de commerce? D’ailleurs, avec du toupet, un homme réussit toujours dans le monde. Madame Bovary se mordait les lèvres, et l’enfant vagabondait dans le village.

Il suivait les laboureurs, et chassait, à coups de motte de terre, les corbeaux qui s’envolaient. Il mangeait des mûres le long des fossés, gardait les dindons avec une gaule, fanait à la moisson, courait dans le bois, jouait à la marelle sous le porche de l’église les jours de pluie, et, aux grandes fêtes, suppliait le bedeau de lui laisser sonner les cloches, pour se pendre de tout son corps à la grande corde et se sentir emporter par elle dans sa volée.

Aussi poussa-t-il comme un chêne. Il acquit de fortes mains, de belles couleurs.

À douze ans, sa mère obtint que l’on commençât ses études. On en chargea le curé. Mais les leçons étaient si courtes et si mal suivies, qu’elles ne pouvaient servir à grand-chose. C’était aux moments perdus qu’elles se donnaient, dans la sacristie, debout, à la hâte, entre un baptême et un enterrement; ou bien le curé envoyait chercher son élève après l’Angélus, quand il n’avait pas à sortir. On montait dans sa chambre, on s’installait: les moucherons et les papillons de nuit tournoyaient autour de la chandelle. Il faisait chaud, l’enfant s’endormait; et le bonhomme, s’assoupissant les mains sur son ventre, ne tardait pas à ronfler, la bouche ouverte. D’autres fois, quand M. le curé, revenant de porter le viatique à quelque malade des environs, apercevait Charles qui polissonnait dans la campagne, il l’appelait, le sermonnait un quart d’heure et profitait de l’occasion pour lui faire conjuguer son verbe au pied d’un arbre. La pluie venait les interrompre, ou une connaissance qui passait. Du reste, il était toujours content de lui, disait même que le jeune homme avait beaucoup de mémoire.

Charles ne pouvait en rester là. Madame fut énergique. Honteux, ou fatigué plutôt, Monsieur céda sans résistance, et l’on attendit encore un an que le gamin eût fait sa première communion.

Six mois se passèrent encore; et, l’année d’après, Charles fut définitivement envoyé au collège de Rouen, où son père l’amena lui-même, vers la fin d’octobre, à l’époque de la foire Saint- Romain.

Il serait maintenant impossible à aucun de nous de se rien rappeler de lui. C’était un garçon de tempérament modéré, qui jouait aux récréations, travaillait à l’étude, écoutant en classe, dormant bien au dortoir, mangeant bien au réfectoire. Il avait pour correspondant un quincaillier en gros de la rue Ganterie, qui le faisait sortir une fois par mois, le dimanche, après que sa boutique était fermée, l’envoyait se promener sur le port à regarder les bateaux, puis le ramenait au collège dès sept heures, avant le souper. Le soir de chaque jeudi, il écrivait une longue lettre à sa mère, avec de l’encre rouge et trois pains à cacheter; puis il repassait ses cahiers d’histoire, ou bien lisait un vieux volume d’Anacharsis qui traînait dans l’étude. En promenade, il causait avec le domestique, qui était de la campagne comme lui.

À force de s’appliquer, il se maintint toujours vers le milieu de la classe; une fois même, il gagna un premier accessit d’histoire naturelle. Mais à la fin de sa troisième, ses parents le retirèrent du collège pour lui faire étudier la médecine, persuadés qu’il pourrait se pousser seul jusqu’au baccalauréat.

Sa mère lui choisit une chambre, au quatrième, sur l’Eau-de-Robec, chez un teinturier de sa connaissance: Elle conclut les arrangements pour sa pension, se procura des meubles, une table et deux chaises, fit venir de chez elle un vieux lit en merisier, et acheta de plus un petit poêle en fonte, avec la provision de bois qui devait chauffer son pauvre enfant. Puis elle partit au bout de la semaine, après mille recommandations de se bien conduire, maintenant qu’il allait être abandonné à lui-même.

Le programme des cours, qu’il lut sur l’affiche, lui fit un effet d’étourdissement: cours d’anatomie, cours de pathologie, cours de physiologie, cours de pharmacie, cours de chimie, et de botanique, et de clinique, et de thérapeutique, sans compter l’hygiène ni la matière médicale, tous noms dont il ignorait les étymologies et qui étaient comme autant de portes de sanctuaires pleins d’augustes ténèbres.

Il n’y comprit rien; il avait beau écouter, il ne saisissait pas. Il travaillait pourtant, il avait des cahiers reliés, il suivait tous les cours; il ne perdait pas une seule visite. Il accomplissait sa petite tâche quotidienne à la manière du cheval de manège, qui tourne en place les yeux bandés, ignorant de la besogne qu’il broie.

Pour lui épargner de la dépense, sa mère lui envoyait chaque semaine, par le messager, un morceau de veau cuit au four, avec quoi il déjeunait le matin; quand il était rentré de l’hôpital, tout en battant la semelle contre le mur. Ensuite il fallait courir aux leçons, à l’amphithéâtre, à l’hospice, et revenir chez lui, à travers toutes les rues. Le soir, après le maigre dîner de son propriétaire, il remontait à sa chambre et se remettait au travail, dans ses habits mouillés qui fumaient sur son corps, devant le poêle rougi.

Dans les beaux soirs d’été; à l’heure où les rues tièdes sont vides, quand les servantes, jouent au volant sur le seuil des portes, il ouvrait sa fenêtre et s’accoudait. La rivière, qui fait de ce quartier de Rouen comme une ignoble petite Venise, coulait en bas, sous lui, jaune, violette ou bleue, entre ses ponts et ses grilles. Des ouvriers, accroupis au bord, lavaient leurs bras dans l’eau. Sur des perches partant du haut des greniers, des écheveaux de coton séchaient à l’air. En face, au-delà des toits, le grand ciel pur s’étendait, avec le soleil rouge se couchant. Qu’il devait faire bon là-bas! Quelle fraîcheur sous la hêtraie! Et il ouvrait les narines pour aspirer les bonnes odeurs de la campagne, qui ne venaient pas jusqu’à lui.

Il maigrit, sa taille s’allongea, et sa figure prit une sorte d’expression dolente qui la rendit presque intéressante.

Naturellement, par nonchalance; il en vint à se délier de toutes les résolutions qu’il s’était faites. Une fois, il manqua la visite, le lendemain son cours, et, savourant la paresse, peu à peu, n’y retourna plus.

Il prit l’habitude du cabaret, avec la passion des dominos. S’enfermer chaque soir dans un sale appartement public, pour y taper sur des tables de marbre de petits os de mouton marqués de points noirs, lui semblait un acte précieux de sa liberté, qui le rehaussait d’estime vis-à-vis de lui-même. C’était comme l’initiation au monde, l’accès des plaisirs défendus; et, en entrant, il posait la main sur le bouton de la porte avec une joie presque sensuelle. Alors, beaucoup de choses comprimées en lui, se dilatèrent; il apprit par coeur des couplets qu’il chantait aux bienvenues, s’enthousiasma pour Béranger, sut faire du punch et connut enfin l’amour.

Grâce à ces travaux préparatoires, il échoua complètement à son examen d’officier de santé. On l’attendait le soir même à la maison pour fêter son succès.

Il partit à pied et s’arrêta vers l’entrée du village, où il fit demander sa mère, lui conta tout. Elle l’excusa, rejetant l’échec sur l’injustice des examinateurs, et le raffermit un peu, se chargeant d’arranger les choses. Cinq ans plus tard seulement, M. Bovary connut la vérité; elle était vieille, il l’accepta, ne pouvant d’ailleurs supposer qu’un homme issu de lui fût un sot.

Charles se remit donc au travail et prépara sans discontinuer les matières de son examen, dont il apprit d’avance toutes les questions par coeur. Il fut reçu avec une assez bonne note. Quel beau jour pour sa mère! On donna un grand dîner.

Où irait-il exercer son art? À Tostes. Il n’y avait là qu’un vieux médecin. Depuis longtemps madame Bovary guettait sa mort, et le bonhomme n’avait point encore plié bagage, que Charles était installé en face, comme son successeur.

Mais ce n’était pas tout que d’avoir élevé son fils, de lui avoir fait apprendre la médecine et découvert Tostes pour l’exercer: il lui fallait une femme. Elle lui en trouva une: la veuve d’un huissier de Dieppe, qui avait quarante-cinq ans et douze cents livres de rente.

Quoiqu’elle fût laide, sèche comme un cotret, et bourgeonnée comme un printemps, certes madame Dubuc ne manquait pas de partis à choisir. Pour arriver à ses fins, la mère Bovary fut obligée de les évincer tous, et elle déjoua même fort habilement les intrigues d’un charcutier qui était soutenu par les prêtres.

Charles avait entrevu dans le mariage l’avènement d’une condition meilleure, imaginant qu’il serait plus libre et pourrait disposer de sa personne et de son argent. Mais sa femme fut le maître; il devait devant le monde dire ceci, ne pas dire cela, faire maigre tous les vendredis, s’habiller comme elle l’entendait, harceler par son ordre les clients qui ne payaient pas. Elle décachetait ses lettres, épiait ses démarches, et l’écoutait, à travers la cloison, donner ses consultations dans son cabinet, quand il y avait des femmes.

Il lui fallait son chocolat tous les matins, des égards à n’en plus finir. Elle se plaignait sans cesse de ses nerfs, de sa poitrine, de ses humeurs. Le bruit des pas lui faisait mal; on s’en allait, la solitude lui devenait odieuse; revenait-on près d’elle, c’était pour la voir mourir, sans doute. Le soir, quand Charles rentrait, elle sortait de dessous ses draps ses longs bras maigres, les lui passait autour du cou, et, l’ayant fait asseoir au bord du lit, se mettait à lui parler de ses chagrins: il l’oubliait, il en aimait une autre! On lui avait bien dit qu’elle serait malheureuse; et elle finissait en lui demandant quelque sirop pour sa santé et un peu plus d’amour.

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The Red Badge of Courage

The Red Badge of Courage

The Red Badge of Courage was published by Stephen Crane in 1895, when he was 25 years old. He died in 1899.

This is the first Chapter:

Chapter 1
The cold passed reluctantly from the earth, and the retiring fogs revealed an army stretched out on the hills, resting. As the landscape changed from brown to green, the army awakened, and began to tremble with eagerness at the noise of rumors. It cast its eyes upon the roads, which were growing from long troughs of liquid mud to proper thoroughfares. A river, amber-tinted in the shadow of its banks, purled at the army’s feet; and at night, when the stream had become of a sorrowful blackness, one could see across it the red, eyelike gleam of hostile camp-fires set in the low brows of distant hills.

Once a certain tall soldier developed virtues and went resolutely to wash a shirt. He came flying back from a brook waving his garment bannerlike. He was swelled with a tale he had heard from a reliable friend, who had heard it from a truthful cavalryman, who had heard it from his trustworthy brother, one of the orderlies at division headquarters. He adopted the important air of a herald in red and gold.

“We’re goin’ t’ move t’morrah–sure,” he said pompously to a group in the company street. “We’re goin’ ‘way up the river, cut across, an’ come around in behint ’em.”

To his attentive audience he drew a loud and elaborate plan of a very brilliant campaign. When he had finished, the blue-clothed men scattered into small arguing groups between the rows of squat brown huts. A negro teamster who had been dancing upon a cracker box with the hilarious encouragement of twoscore soldiers was deserted. He sat mournfully down. Smoke drifted lazily from a multitude of quaint chimneys.

“It’s a lie! that’s all it is–a thunderin’ lie!” said another private loudly. His smooth face was flushed, and his hands were thrust sulkily into his trouser’s pockets. He took the matter as an affront to him. “I don’t believe the derned old army’s ever going to move. We’re set. I’ve got ready to move eight times in the last two weeks, and we ain’t moved yet.”

The tall soldier felt called upon to defend the truth of a rumor he himself had introduced. He and the loud one came near to fighting over it.

A corporal began to swear before the assemblage. He had just put a costly board floor in his house, he said. During the early spring he had refrained from adding extensively to the comfort of his environment because he had felt that the army might start on the march at any moment. Of late, however, he had been impressed that they were in a sort of eternal camp.

Many of the men engaged in a spirited debate. One outlined in a peculiarly lucid manner all the plans of the commanding general. He was opposed by men who advocated that there were other plans of campaign. They clamored at each other, numbers making futile bids for the popular attention. Meanwhile, the soldier who had fetched the rumor bustled about with much importance. He was continually assailed by questions.

“What’s up, Jim?”

“Th’army’s goin’ t’ move.”

“Ah, what yeh talkin’ about? How yeh know it is?”

“Well, yeh kin b’lieve me er not, jest as yeh like. I don’t care a hang.”

There was much food for thought in the manner in which he replied. He came near to convincing them by disdaining to produce proofs. They grew much excited over it.

There was a youthful private who listened with eager ears to the words of the tall soldier and to the varied comments of his comrades. After receiving a fill of discussions concerning marches and attacks, he went to his hut and crawled through an intricate hole that served it as a door. He wished to be alone with some new thoughts that had lately come to him.

He lay down on a wide bunk that stretched across the end of the room. In the other end, cracker boxes were made to serve as furniture. They were grouped about the fireplace. A picture from an illustrated weekly was upon the log walls, and three rifles were paralleled on pegs. Equipments hung on handy projections, and some tin dishes lay upon a small pile of firewood. A folded tent was serving as a roof. The sunlight, without, beating upon it, made it glow a light yellow shade. A small window shot an oblique square of whiter light upon the cluttered floor. The smoke from the fire at times neglected the clay chimney and wreathed into the room, and this flimsy chimney of clay and sticks made endless threats to set ablaze the whole establishment.

The youth was in a little trance of astonishment. So they were at last going to fight. On the morrow, perhaps, there would be a battle, and he would be in it. For a time he was obliged to labor to make himself believe. He could not accept with assurance an omen that he was about to mingle in one of those great affairs of the earth.

He had, of course, dreamed of battles all his life–of vague and bloody conflicts that had thrilled him with their sweep and fire. In visions he had seen himself in many struggles. He had imagined peoples secure in the shadow of his eagle-eyed prowess. But awake he had regarded battles as crimson blotches on the pages of the past. He had put them as things of the bygone with his thought-images of heavy crowns and high castles. There was a portion of the world’s history which he had regarded as the time of wars, but it, he thought, had been long gone over the horizon and had disappeared forever.

From his home his youthful eyes had looked upon the war in his own country with distrust. It must be some sort of a play affair. He had long despaired of witnessing a Greeklike struggle. Such would be no more, he had said. Men were better, or more timid. Secular and religious education had effaced the throat-grappling instinct, or else firm finance held in check the passions.

He had burned several times to enlist. Tales of great movements shook the land. They might not be distinctly Homeric, but there seemed to be much glory in them. He had read of marches, sieges, conflicts, and he had longed to see it all. His busy mind had drawn for him large pictures extravagant in color, lurid with breathless deeds.

But his mother had discouraged him. She had affected to look with some contempt upon the quality of his war ardor and patriotism. She could calmly seat herself and with no apparent difficulty give him many hundreds of reasons why he was of vastly more importance on the farm than on the field of battle. She had had certain ways of expression that told him that her statements on the subject came from a deep conviction. Moreover, on her side, was his belief that her ethical motive in the argument was impregnable.

At last, however, he had made firm rebellion against this yellow light thrown upon the color of his ambitions. The newspapers, the gossip of the village, his own picturings, had aroused him to an uncheckable degree. They were in truth fighting finely down there. Almost every day the newspaper printed accounts of a decisive victory.

One night, as he lay in bed, the winds had carried to him the clangoring of the church bell as some enthusiast jerked the rope frantically to tell the twisted news of a great battle. This voice of the people rejoicing in the night had made him shiver in a prolonged ecstasy of excitement. Later, he had gone down to his mother’s room and had spoken thus: “Ma, I’m going to enlist.”

“Henry, don’t you be a fool,” his mother had replied. She had then covered her face with the quilt. There was an end to the matter for that night.

Nevertheless, the next morning he had gone to a town that was near his mother’s farm and had enlisted in a company that was forming there. When he had returned home his mother was milking the brindle cow. Four others stood waiting. “Ma, I’ve enlisted,” he had said to her diffidently. There was a short silence. “The Lord’s will be done, Henry,” she had finally replied, and had then continued to milk the brindle cow.

When he had stood in the doorway with his soldier’s clothes on his back, and with the light of excitement and expectancy in his eyes almost defeating the glow of regret for the home bonds, he had seen two tears leaving their trails on his mother’s scarred cheeks.

Still, she had disappointed him by saying nothing whatever about returning with his shield or on it. He had privately primed himself for a beautiful scene. He had prepared certain sentences which he thought could be used with touching effect. But her words destroyed his plans. She had doggedly peeled potatoes and addressed him as follows: “You watch out, Henry, an’ take good care of yerself in this here fighting business–you watch, an’ take good care of yerself. Don’t go a-thinkin’ you can lick the hull rebel army at the start, because yeh can’t. Yer jest one little feller amongst a hull lot of others, and yeh’ve got to keep quiet an’ do what they tell yeh. I know how you are, Henry.

“I’ve knet yeh eight pair of socks, Henry, and I’ve put in all yer best shirts, because I want my boy to be jest as warm and comf’able as anybody in the army. Whenever they get holes in ’em, I want yeh to send ’em right-away back to me, so’s I kin dern ’em.

“An’ allus be careful an’ choose yer comp’ny. There’s lots of bad men in the army, Henry. The army makes ’em wild, and they like nothing better than the job of leading off a young feller like you, as ain’t never been away from home much and has allus had a mother, an’ a-learning ’em to drink and swear. Keep clear of them folks, Henry. I don’t want yeh to ever do anything, Henry, that yeh would be ‘shamed to let me know about. Jest think as if I was a-watchin’ yeh. If yeh keep that in yer mind allus, I guess yeh’ll come out about right.

“Yeh must allus remember yer father, too, child, an’ remember he never drunk a drop of licker in his life, and seldom swore a cross oath.

“I don’t know what else to tell yeh, Henry, excepting that yeh must never do no shirking, child, on my account. If so be a time comes when yeh have to be kilt or do a mean thing, why, Henry, don’t think of anything ‘cept what’s right, because there’s many a woman has to bear up ‘ginst sech things these times, and the Lord ‘ll take keer of us all.

“Don’t forgit about the socks and the shirts, child; and I’ve put a cup of blackberry jam with yer bundle, because I know yeh like it above all things. Good-by, Henry. Watch out, and be a good boy.”

He had, of course, been impatient under the ordeal of this speech. It had not been quite what he expected, and he had borne it with an air of irritation. He departed feeling vague relief.

Still, when he had looked back from the gate, he had seen his mother kneeling among the potato parings. Her brown face, upraised, was stained with tears, and her spare form was quivering. He bowed his head and went on, feeling suddenly ashamed of his purposes.

From his home he had gone to the seminary to bid adieu to many schoolmates. They had thronged about him with wonder and admiration. He had felt the gulf now between them and had swelled with calm pride. He and some of his fellows who had donned blue were quite overwhelmed with privileges for all of one afternoon, and it had been a very delicious thing. They had strutted.

A certain light-haired girl had made vivacious fun at his martial spirit, but there was another and darker girl whom he had gazed at steadfastly, and he thought she grew demure and sad at sight of his blue and brass. As he had walked down the path between the rows of oaks, he had turned his head and detected her at a window watching his departure. As he perceived her, she had immediately begun to stare up through the high tree branches at the sky. He had seen a good deal of flurry and haste in her movement as she changed her attitude. He often thought of it.

On the way to Washington his spirit had soared. The regiment was fed and caressed at station after station until the youth had believed that he must be a hero. There was a lavish expenditure of bread and cold meats, coffee, and pickles and cheese. As he basked in the smiles of the girls and was patted and complimented by the old men, he had felt growing within him the strength to do mighty deeds of arms.

After complicated journeyings with many pauses, there had come months of monotonous life in a camp. He had had the belief that real war was a series of death struggles with small time in between for sleep and meals; but since his regiment had come to the field the army had done little but sit still and try to keep warm.

He was brought then gradually back to his old ideas. Greeklike struggles would be no more. Men were better, or more timid. Secular and religious education had effaced the throat-grappling instinct, or else firm finance held in check the passions.

He had grown to regard himself merely as a part of a vast blue demonstration. His province was to look out, as far as he could, for his personal comfort. For recreation he could twiddle his thumbs and speculate on the thoughts which must agitate the minds of the generals. Also, he was drilled and drilled and reviewed, and drilled and drilled and reviewed.

The only foes he had seen were some pickets along the river bank. They were a sun-tanned, philosophical lot, who sometimes shot reflectively at the blue pickets. When reproached for this afterward, they usually expressed sorrow, and swore by their gods that the guns had exploded without their permission. The youth, on guard duty one night, conversed across the stream with one of them. He was a slightly ragged man, who spat skillfully between his shoes and possessed a great fund of bland and infantile assurance. The youth liked him personally.

“Yank,” the other had informed him, “yer a right dum good feller.” This sentiment, floating to him upon the still air, had made him temporarily regret war.

Various veterans had told him tales. Some talked of gray, bewhiskered hordes who were advancing with relentless curses and chewing tobacco with unspeakable valor; tremendous bodies of fierce soldiery who were sweeping along like the Huns. Others spoke of tattered and eternally hungry men who fired despondent powders. “They’ll charge through hell’s fire an’ brimstone t’ git a holt on a haversack, an’ sech stomachs ain’t a’lastin’ long,” he was told. From the stories, the youth imagined the red, live bones sticking out through slits in the faded uniforms.

Still, he could not put a whole faith in veteran’s tales, for recruits were their prey. They talked much of smoke, fire, and blood, but he could not tell how much might be lies. They persistently yelled “Fresh fish!” at him, and were in no wise to be trusted.

However, he perceived now that it did not greatly matter what kind of soldiers he was going to fight, so long as they fought, which fact no one disputed. There was a more serious problem. He lay in his bunk pondering upon it. He tried to mathematically prove to himself that he would not run from a battle.

Previously he had never felt obliged to wrestle too seriously with this question. In his life he had taken certain things for granted, never challenging his belief in ultimate success, and bothering little about means and roads. But here he was confronted with a thing of moment. It had suddenly appeared to him that perhaps in a battle he might run. He was forced to admit that as far as war was concerned he knew nothing of himself.

A sufficient time before he would have allowed the problem to kick its heels at the outer portals of his mind, but now he felt compelled to give serious attention to it.

A little panic-fear grew in his mind. As his imagination went forward to a fight, he saw hideous possibilities. He contemplated the lurking menaces of the future, and failed in an effort to see himself standing stoutly in the midst of them. He recalled his visions of broken-bladed glory, but in the shadow of the impending tumult he suspected them to be impossible pictures.

He sprang from the bunk and began to pace nervously to and fro. “Good Lord, what’s th’ matter with me?” he said aloud.

He felt that in this crisis his laws of life were useless. Whatever he had learned of himself was here of no avail. He was an unknown quantity. He saw that he would again be obliged to experiment as he had in early youth. He must accumulate information of himself, and meanwhile he resolved to remain close upon his guard lest those qualities of which he knew nothing should everlastingly disgrace him. “Good Lord!” he repeated in dismay.

After a time the tall soldier slid dexterously through the hole. The loud private followed. They were wrangling.

“That’s all right,” said the tall soldier as he entered. He waved his hand expressively. “You can believe me or not, jest as you like. All you got to do is sit down and wait as quiet as you can. Then pretty soon you’ll find out I was right.”

His comrade grunted stubbornly. For a moment he seemed to be searching for a formidable reply. Finally he said: “Well, you don’t know everything in the world, do you?”

“Didn’t say I knew everything in the world,” retorted the other sharply. He began to stow various articles snugly into his knapsack.

The youth, pausing in his nervous walk, looked down at the busy figure. “Going to be a battle, sure, is there, Jim?” he asked.

“Of course there is,” replied the tall soldier. “Of course there is. You jest wait ’til to-morrow, and you’ll see one of the biggest battles ever was. You jest wait.”

“Thunder!” said the youth.

“Oh, you’ll see fighting this time, my boy, what’ll be regular out-and-out fighting,” added the tall soldier, with the air of a man who is about to exhibit a battle for the benefit of his friends.

“Huh!” said the loud one from a corner.

“Well,” remarked the youth, “like as not this story’ll turn out jest like them others did.”

“Not much it won’t,” replied the tall soldier, exasperated. “Not much it won’t. Didn’t the cavalry all start this morning?” He glared about him. No one denied his statement. “The cavalry started this morning,” he continued. “They say there ain’t hardly any cavalry left in camp. They’re going to Richmond, or some place, while we fight all the Johnnies. It’s some dodge like that. The regiment’s got orders, too. A feller what seen ’em go to headquarters told me a little while ago. And they’re raising blazes all over camp–anybody can see that.”

“Shucks!” said the loud one.

The youth remained silent for a time. At last he spoke to the tall soldier. “Jim!”

“What?”

“How do you think the reg’ment ‘ll do?”

“Oh, they’ll fight all right, I guess, after they once get into it,” said the other with cold judgment. He made a fine use of the third person. “There’s been heaps of fun poked at ’em because they’re new, of course, and all that; but they’ll fight all right, I guess.”

“Think any of the boys ‘ll run?” persisted the youth.

“Oh, there may be a few of ’em run, but there’s them kind in every regiment, ‘specially when they first goes under fire,” said the other in a tolerant way. “Of course it might happen that the hull kit-and-boodle might start and run, if some big fighting came first-off, and then again they might stay and fight like fun. But you can’t bet on nothing. Of course they ain’t never been under fire yet, and it ain’t likely they’ll lick the hull rebel army all-to-oncet the first time; but I think they’ll fight better than some, if worse than others. That’s the way I figger. They call the reg’ment ‘Fresh fish’ and everything; but the boys come of good stock, and most of ’em ‘ll fight like sin after they oncet git shootin’,” he added, with a mighty emphasis on the last four words.

“Oh, you think you know–” began the loud soldier with scorn.

The other turned savagely upon him. They had a rapid altercation, in which they fastened upon each other various strange epithets.

The youth at last interrupted them. “Did you ever think you might run yourself, Jim?” he asked. On concluding the sentence he laughed as if he had meant to aim a joke. The loud soldier also giggled.

The tall private waved his hand. “Well,” said he profoundly, “I’ve thought it might get too hot for Jim Conklin in some of them scrimmages, and if a whole lot of boys started and run, why, I s’pose I’d start and run. And if I once started to run, I’d run like the devil, and no mistake. But if everybody was a-standing and a-fighting, why, I’d stand and fight. Be jiminey, I would. I’ll bet on it.”

“Huh!” said the loud one.

The youth of this tale felt gratitude for these words of his comrade. He had feared that all of the untried men possessed great and correct confidence. He now was in a measure reassured.

The book is available at Project Gutenberg:
http://www.gutenberg.org/files/73/73-h/73-h.htm

from the Memoirs of General Sherman Volume 1

from the Memoirs of General Sherman Volume 1

Chapters 1 – 6 see TS growing up in CT, serving as a Lieutenant in CA, getting married in Washington DC, and so on.

Chapter 7 begins:

APRIL AND MAY, 1861.

During the time of these events in Louisiana [in 1860 WT Sherman became the first superintendent of The University of Louisiana, initially a military school], I was in constant correspondence with my brother, John Sherman [Senator from Ohio], at Washington; Mr. Ewing, at Lancaster, Ohio; and Major H. S. Turner, at St. Louis. I had managed to maintain my family comfortably at Lancaster, but was extremely anxious about the future. It looked like the end of my career, for I did not suppose that “civil war” could give me an employment that would provide for the family. I thought, and may have said, that the national crisis had been brought about by the politicians, and, as it was upon us, they “might fight it out” Therefore, when I turned North from New Orleans, I felt more disposed to look to St. Louis for a home, and to Major Turner to find me employment, than to the public service.

I left New Orleans about the 1st of March, 1861, by rail to Jackson and Clinton, Mississippi, Jackson, Tennessee, and Columbus, Kentucky, where we took a boat to Cairo, and thence, by rail, to Cincinnati and Lancaster. All the way, I heard, in the cars and boats, warm discussions about polities; to the effect that, if Mr. Lincoln should attempt coercion of the seceded States, the other slave or border States would make common cause, when, it was believed, it would be madness to attempt to reduce them to subjection. In the South, the people were earnest, fierce and angry, and were evidently organizing for action; whereas, in Illinois, Indiana, and Ohio, I saw not the least sign of preparation. It certainly looked to me as though the people of the North would tamely submit to a disruption of the Union, and the orators of the South used, openly and constantly, the expressions that there would be no war, and that a lady’s thimble would hold all the blood to be shed. On reaching Lancaster, I found letters from my brother John, inviting me to come to Washington, as he wanted to see me; and from Major Tamer, at St. Louis, that he was trying to secure for me the office of president of the Fifth Street Railroad, with a salary of twenty-five hundred dollars; that Mr. Lucas and D. A. January held a controlling interest of stock, would vote for me, and the election would occur in March. This suited me exactly, and I answered Turner that I would accept, with thanks. But I also thought it right and proper that I should first go to Washington, to talk with my brother, Senator Sherman.

Mr. Lincoln had just been installed, and the newspapers were filled with rumors of every kind indicative of war; the chief act of interest was that Major Robert Anderson had taken by night into Fort Sumter all the troops garrisoning Charleston Harbor, and that he was determined to defend it against the demands of the State of South Carolina and of the Confederate States. I must have reached Washington about the 10th of March. I found my brother there, just appointed Senator, in place of Mr. Chase, who was in the cabinet, and I have no doubt my opinions, thoughts, and feelings, wrought up by the events in Louisiana; seemed to him gloomy and extravagant. About Washington I saw but few signs of preparation, though the Southern Senators and Representatives were daily sounding their threats on the floors of Congress, and were publicly withdrawing to join the Confederate Congress at Montgomery. Even in the War Department and about the public offices there was open, unconcealed talk, amounting to high-treason.

One day, John Sherman took me with him to see Mr. Lincoln. He walked into the room where the secretary to the President now sits, we found the room full of people, and Mr. Lincoln sat at the end of the table, talking with three or four gentlemen, who soon left. John walked up, shook hands, and took a chair near him, holding in his hand some papers referring to, minor appointments in the State of Ohio, which formed the subject of conversation. Mr. Lincoln took the papers, said he would refer them to the proper heads of departments, and would be glad to make the appointments asked for, if not already promised. John then turned to me, and said, “Mr. President, this is my brother, Colonel Sherman, who is just up from Louisiana, he may give you some information you want.” “Ah!” said Mr. Lincoln, “how are they getting along down there?” I said, “They think they are getting along swimmingly—they are preparing for war.” “Oh, well!” said he, “I guess we’ll manage to keep house.” I was silenced, said no more to him, and we soon left. I was sadly disappointed, and remember that I broke out on John, d—ning the politicians generally, saying, “You have got things in a hell of a fig, and you may get them out as you best can,” adding that the country was sleeping on a volcano that might burst forth at any minute, but that I was going to St. Louis to take care of my family, and would have no more to do with it. John begged me to be more patient, but I said I would not; that I had no time to wait, that I was off for St. Louis; and off I went. At Lancaster I found letters from Major Turner, inviting me to St. Louis, as the place in the Fifth Street Railroad was a sure thing, and that Mr. Lucas would rent me a good house on Locust Street, suitable for my family, for six hundred dollars a year.

….

Chapter 9 begins:

FROM THE BATTLE OF BULL RUN TO PADUCAH KENTUCKY AND MISSOURI

1861-1862.

And now that, in these notes, I have fairly reached the period of the civil war, which ravaged our country from 1861 to 1865—an event involving a conflict of passion, of prejudice, and of arms, that has developed results which, for better or worse, have left their mark on the world’s history—I feel that I tread on delicate ground.

I have again and again been invited to write a history of the war, or to record for publication my personal recollections of it, with large offers of money therefor; all of which I have heretofore declined, because the truth is not always palatable, and should not always be told. Many of the actors in the grand drama still live, and they and their friends are quick to controversy, which should be avoided. The great end of peace has been attained, with little or no change in our form of government, and the duty of all good men is to allow the passions of that period to subside, that we may direct our physical and mental labor to repair the waste of war, and to engage in the greater task of continuing our hitherto wonderful national development.

What I now propose to do is merely to group some of my personal recollections about the historic persons and events of the day, prepared not with any view to their publication, but rather for preservation till I am gone; and then to be allowed to follow into oblivion the cords of similar papers, or to be used by some historian who may need them by way of illustration.

I have heretofore recorded how I again came into the military service of the United States as a colonel of the Thirteenth Regular Infantry, a regiment that had no existence at the time, and that, instead of being allowed to enlist the men and instruct them, as expected, I was assigned in Washington City, by an order of Lieutenant-General Winfield Scott, to inspection duty near him on the 20th of June, 1861.

At that time Lieutenant-General Scott commanded the army in chief, with Colonel E. D. Townsend as his adjutant-general,

Major G. W. Cullum, United States Engineers, and Major Schuyler Hamilton, as aides.-de-camp. The general had an office up stairs on Seventeenth Street, opposite the War Department, and resided in a house close by, on Pennsylvania Avenue. All fears for the immediate safety of the capital had ceased, and quite a large force of regulars and volunteers had been collected in and about Washington. Brigadier-General J. K. Mansfield commanded in the city, and Brigadier-General Irvin McDowell on the other side of the Potomac, with his headquarters at Arlington House. His troops extended in a semicircle from Alexandria to above Georgetown. Several forts and redoubts were either built or in progress, and the people were already clamorous for a general forward movement. Another considerable army had also been collected in Pennsylvania under General Patterson, and, at the time I speak of, had moved forward to Hagerstown and Williamsport, on the Potomac River. My brother, John Sherman, was a volunteer aide-de-camp to General Patterson, and, toward the end of June, I went up to Hagerstown to see him. I found that army in the very act of moving, and we rode down to Williamsport in a buggy, and were present when the leading division crossed the Potomac River by fording it waist-deep. My friend and classmate, George H. Thomas, was there, in command of a brigade in the leading division. I talked with him a good deal, also with General Cadwalader, and with the staff-officers of General Patterson, viz., Fitz-John Porter, Belger, Beckwith, and others, all of whom seemed encouraged to think that the war was to be short and decisive, and that, as soon as it was demonstrated that the General Government meant in earnest to defend its rights and property, some general compromise would result.

Patterson’s army crossed the Potomac River on the 1st or 2d of July, and, as John Sherman was to take his seat as a Senator in the called session of Congress, to meet July 4th, he resigned his place as aide-de-camp, presented me his two horses and equipment, and we returned to Washington together.

The Congress assembled punctually on the 4th of July, and the message of Mr. Lincoln was strong and good: it recognized the fact that civil war was upon us, that compromise of any kind was at an end; and he asked for four hundred thousand men, and four hundred million dollars, wherewith to vindicate the national authority, and to regain possession of the captured forts and other property of the United States.

It was also immediately demonstrated that the tone and temper of Congress had changed since the Southern Senators and members had withdrawn, and that we, the military, could now go to work with some definite plans and ideas.

The appearance of the troops about Washington was good, but it was manifest they were far from being soldiers. Their uniforms were as various as the States and cities from which they came; their arms were also of every pattern and calibre; and they were so loaded down with overcoats, haversacks, knapsacks, tents, and baggage, that it took from twenty-five to fifty wagons to move the camp of a regiment from one place to another, and some of the camps had bakeries and cooking establishments that would have done credit to Delmonico.

While I was on duty with General Scott, viz., from June 20th to about June 30th, the general frequently communicated to those about him his opinions and proposed plans. He seemed vexed with the clamors of the press for immediate action, and the continued interference in details by the President, Secretary of War, and Congress. He spoke of organizing a grand army of invasion, of which the regulars were to constitute the “iron column,” and seemed to intimate that he himself would take the field in person, though he was at the time very old, very heavy, and very unwieldy. His age must have been about seventy-five years.

At that date, July 4, 1861, the rebels had two armies in front of Washington; the one at Manassas Junction, commanded by General Beauregard, with his advance guard at Fairfax Court House, and indeed almost in sight of Washington. The other, commanded by General Joe Johnston, was at Winchester, with its advance at Martinsburg and Harper’s Ferry; but the advance had fallen back before Patterson, who then occupied Martinsburg and the line of the Baltimore & Ohio Railroad.

The temper of Congress and the people would not permit the slow and methodical preparation desired by General Scott; and the cry of “On to Richmond!” which was shared by the volunteers, most of whom had only engaged for ninety days, forced General Scott to hasten his preparations, and to order a general advance about the middle of July. McDowell was to move from the defenses of Washington, and Patterson from Martinsburg. In the organization of McDowell’s army into divisions and brigades, Colonel David Hunter was assigned to command the Second Division, and I was ordered to take command of his former brigade, which was composed of five regiments in position in and about Fort Corcoran, and on the ground opposite Georgetown. I assumed command on the 30th of June, and proceeded at once to prepare it for the general advance. My command constituted the Third Brigade of the First Division, which division was commanded by Brigadier-General Daniel Tyler, a graduate of West Point, but who had seen little or no actual service. I applied to General McDowell for home staff-officers, and he gave me, as adjutant-general, Lieutenant Piper, of the Third Artillery, and, as aide-de-camp, Lieutenant McQuesten, a fine young cavalry-officer, fresh from West Point.

I selected for the field the Thirteenth New York, Colonel Quinby; the Sixty-ninth New York, Colonel Corcoran; the Seventy-ninth New York, Colonel Cameron; and the Second Wisconsin, Lieutenant—Colonel Peck. These were all good, strong, volunteer regiments, pretty well commanded; and I had reason to believe that I had one of the best brigades in the whole army. Captain Ayres’s battery of the Third Regular Artillery was also attached to my brigade. The other regiment, the Twenty-ninth New York, Colonel Bennett, was destined to be left behind in charge of the forts and camps during our absence, which was expected to be short. Soon after I had assumed the command, a difficulty arose in the Sixty-ninth, an Irish regiment. This regiment had volunteered in New York, early in April, for ninety days; but, by reason of the difficulty of passing through Baltimore, they had come via Annapolis, had been held for duty on the railroad as a guard for nearly a month before they actually reached Washington, and were then mustered in about a month after enrollment. Some of the men claimed that they were entitled to their discharge in ninety days from the time of enrollment, whereas the muster-roll read ninety days from the date of muster-in. One day, Colonel Corcoran explained this matter to me. I advised him to reduce the facts to writing, and that I would submit it to the War Department for an authoritative decision. He did so, and the War Department decided that the muster-roll was the only contract of service, that it would be construed literally; and that the regiment would be held till the expiration of three months from the date of muster-in, viz., to about August 1, 1861. General Scott at the same time wrote one of his characteristic letters to Corcoran, telling him that we were about to engage in battle, and he knew his Irish friends would not leave him in such a crisis. Corcoran and the officers generally wanted to go to the expected battle, but a good many of the men were not so anxious. In the Second Wisconsin, also, was developed a personal difficulty. The actual colonel was S. P. Coon, a good-hearted gentleman, who knew no more of the military art than a child; whereas his lieutenant-colonel, Peck, had been to West Point, and knew the drill. Preferring that the latter should remain in command of the regiment, I put Colonel Coon on my personal staff, which reconciled the difficulty.

In due season, about July 15th, our division moved forward leaving our camps standing; Keyes’s brigade in the lead, then Schenck’s, then mine, and Richardson’s last. We marched via Vienna, Germantown, and Centreville, where all the army, composed of five divisions, seemed to converge. The march demonstrated little save the general laxity of discipline; for with all my personal efforts I could not prevent the men from straggling for water, blackberries, or any thing on the way they fancied.

At Centreville, on the 18th, Richardson’s brigade was sent by General Tyler to reconnoitre Blackburn’s Ford across Bull Run, and he found it strongly guarded. From our camp, at Centreville, we heard the cannonading, and then a sharp musketry-fire. I received orders from General Tyler to send forward Ayres’s battery, and very soon after another order came for me to advance with my whole brigade. We marched the three miles at the double-quick, arrived in time to relieve Richardson’s brigade, which was just drawing back from the ford, worsted, and stood for half an hour or so under a fire of artillery, which killed four or five of my men. General Tyler was there in person, giving directions, and soon after he ordered us all back to our camp in Centreville. This reconnoissance had developed a strong force, and had been made without the orders of General McDowell; however, it satisfied us that the enemy was in force on the other side of Bull Run, and had no intention to leave without a serious battle. We lay in camp at Centreville all of the 19th and 20th, and during that night began the movement which resulted in the battle of Bull Run, on July 21st. Of this so much has been written that more would be superfluous; and the reports of the opposing commanders, McDowell and Johnston, are fair and correct. It is now generally admitted that it was one of the best-planned battles of the war, but one of the worst-fought. Our men had been told so often at home that all they had to do was to make a bold appearance, and the rebels would run; and nearly all of us for the first time then heard the sound of cannon and muskets in anger, and saw the bloody scenes common to all battles, with which we were soon to be familiar. We had good organization, good men, but no cohesion, no real discipline, no respect for authority, no real knowledge of war. Both armies were fairly defeated, and, whichever had stood fast, the other would have run. Though the North was overwhelmed with mortification and shame, the South really had not much to boast of, for in the three or four hours of fighting their organization was so broken up that they did not and could not follow our army, when it was known to be in a state of disgraceful and causeless flight. It is easy to criticise a battle after it is over, but all now admit that none others, equally raw in war, could have done better than we did at Bull Run; and the lesson of that battle should not be lost on a people like ours.

I insert my official report, as a condensed statement of my share in the battle:

HEADQUARTERS THIRD BRIGADE, FIRST DIVISION
FORT CORCORAN, July 25, 1861

To Captain A. BAIRD, Assistant Adjutant-General, First Division (General Tyler’s).

Sir: I have the honor to submit this my report of the operations of my brigade during the action of the 21st instant. The brigade is composed of the Thirteenth New York Volunteers, Colonel Quinby’s Sixty-ninth New York, Colonel Corcoran; Seventy-ninth New York, Colonel Cameron; Second Wisconsin, Lieutenant-Colonel Peck; and Company E, Third Artillery, under command of Captain R. B. Ayres, Fifth Artillery.

We left our camp near Centreville, pursuant to orders, at half-past 2 A. M., taking place in your column, next to the brigade of General Schenck, and proceeded as far as the halt, before the enemy’s position, near the stone bridge across Bull Run. Here the brigade was deployed in line along the skirt of timber to the right of the Warrenton road, and remained quietly in position till after 10 a.m. The enemy remained very quiet, but about that time we saw a rebel regiment leave its cover in our front, and proceed in double-quick time on the road toward Sudley Springs, by which we knew the columns of Colonels Hunter and Heintzelman were approaching. About the same time we observed in motion a large mass of the enemy, below and on the other side of the stone bridge. I directed Captain Ayres to take position with his battery near our right, and to open fire on this mass; but you had previously detached the two rifle-guns belonging to this battery, and, finding that the smooth-bore guns did not reach the enemy’s position, we ceased firing, and I sent a request that you would send to me the thirty-pounder rifle-gun attached to Captain Carlisle’s battery. At the same time I shifted the New York Sixty-ninth to the extreme right of the brigade. Thus we remained till we heard the musketry-fire across Bull Run, showing that the head of Colonel Hunter’s column was engaged. This firing was brisk, and showed that Hunter was driving before him the enemy, till about noon, when it became certain the enemy had come to a stand, and that our forces on the other side of Bull Run were all engaged, artillery and infantry.

Here you sent me the order to cross over with the whole brigade, to the assistance of Colonel Hunter. Early in the day, when reconnoitring the ground, I had seen a horseman descend from a bluff in our front, cross the stream, and show himself in the open field on this aide; and, inferring that we could cross over at the same point, I sent forward a company as skirmishers, and followed with the whole brigade, the New York Sixty-ninth leading.

We found no difficulty in crossing over, and met with no opposition in ascending the steep bluff opposite with our infantry, but it was impassable to the artillery, and I sent word back to Captain Ayres to follow if possible, otherwise to use his discretion. Captain Ayres did not cross Bull Run, but remained on that side, with the rest of your division. His report herewith describes his operations during the remainder of the day. Advancing slowly and cautiously with the head of the column, to give time for the regiments in succession to close up their ranks, we first encountered a party of the enemy retreating along a cluster of pines; Lieutenant-Colonel Haggerty, of the Sixty-ninth, without orders, rode out alone, and endeavored to intercept their retreat. One of the enemy, in full view, at short range, shot Haggerty, and he fell dead from his horse. The Sixty-ninth opened fire on this party, which was returned; but, determined to effect our junction with Hunter’s division, I ordered this fire to cease, and we proceeded with caution toward the field where we then plainly saw our forces engaged. Displaying our colors conspicuously at the head of our column, we succeeded in attracting the attention of our friends, and soon formed the brigade in rear of Colonel Porter’s. Here I learned that Colonel Hunter was disabled by a severe wound, and that General McDowell was on the field. I sought him out, and received his orders to join in pursuit of the enemy, who was falling back to the left of the road by which the army had approached from Sudley Springs. Placing Colonel Quinby’s regiment of rifles in front, in column, by division, I directed the other regiments to follow in line of battle, in the order of the Wisconsin Second, New York Seventy-ninth, and New York Sixty-ninth. Quinby’s regiment advanced steadily down the hill and up the ridge, from which he opened fire upon the enemy, who had made another stand on ground very favorable to him, and the regiment continued advancing as the enemy gave way, till the head of the column reached the point near which Rickett’s battery was so severely cut up. The other regiments descended the hill in line of battle, under a severe cannonade; and, the ground affording comparative shelter from the enemy’s artillery, they changed direction, by the right flank, and followed the road before mentioned. At the point where this road crosses the ridge to our left front, the ground was swept by a most severe fire of artillery, rifles, and musketry, and we saw, in succession, several regiments driven from it; among them the Zouaves and battalion of marines. Before reaching the crest of this hill, the roadway was worn deep enough to afford shelter, and I kept the several regiments in it as long as possible; but when the Wisconsin Second was abreast of the enemy, by order of Major Wadsworth, of General McDowell’s staff, I ordered it to leave the roadway, by the left flank, and to attack the enemy.

This regiment ascended to the brow of the hill steadily, received the severe fire of the enemy, returned it with spirit, and advanced, delivering its fire. This regiment is uniformed in gray cloth, almost identical with that of the great bulk of the secession army; and, when the regiment fell into confusion and retreated toward the road, there was a universal cry that they were being fired on by our own men. The regiment rallied again, passed the brow of the hill a second time, but was again repulsed in disorder. By this time the New York Seventy-ninth had closed up, and in like manner it was ordered to cross the brow of, the hill, and drive the enemy from cover. It was impossible to get a good view of this ground. In it there was one battery of artillery, which poured an incessant fire upon our advancing column, and the ground was very irregular with small clusters of pines, affording shelter, of which the enemy took good advantage. The fire of rifles and musketry was very severe. The Seventy-ninth, headed by its colonel, Cameron, charged across the hill, and for a short time the contest was severe; they rallied several times under fire, but finally broke, and gained the cover of the hill.

This left the field open to the New York Sixty-ninth, Colonel Corcoran, who, in his turn, led his regiment over the crest; and had in full, open view the ground so severely contested; the fire was very severe, and the roar of cannon, musketry, and rifles, incessant; it was manifest the enemy was here in great force, far superior to us at that point. The Sixty-ninth held the ground for some time, but finally fell back in disorder.

All this time Quinby’s regiment occupied another ridge, to our left, overlooking the same field of action, and similarly engaged. Here, about half-past 3 p.m., began the scene of confusion and disorder that characterized the remainder of the day. Up to that time, all had kept their places, and seemed perfectly cool, and used to the shell and shot that fell, comparatively harmless, all around us; but the short exposure to an intense fire of small-arms, at close range, had killed many, wounded more, and had produced disorder in all of the battalions that had attempted to encounter it. Men fell away from their ranks, talking, and in great confusion. Colonel Cameron had been mortally wounded, was carried to an ambulance, and reported dying. Many other officers were reported dead or missing, and many of the wounded were making their way, with more or less assistance, to the buildings used as hospitals, on the ridge to the west. We succeeded in partially reforming the regiments, but it was manifest that they would not stand, and I directed Colonel Corcoran to move along the ridge to the rear, near the position where we had first formed the brigade. General McDowell was there in person, and need all possible efforts to reassure the men. By the active exertions of Colonel Corcoran, we formed an irregular square against the cavalry which were then seen to issue from the position from which we had been driven, and we began our retreat toward the same ford of Bull Run by which we had approached the field of battle. There was no positive order to retreat, although for an hour it had been going on by the operation of the men themselves. The ranks were thin and irregular, and we found a stream of people strung from the hospital across Bull Run, and far toward Centreville. After putting in motion the irregular square in person, I pushed forward to find Captain Ayres’s battery at the crossing of Bull Run. I sought it at its last position, before the brigade had crossed over, but it was not there; then passing through the woods, where, in the morning, we had first formed line, we approached the blacksmith’s shop, but there found a detachment of the secession cavalry and thence made a circuit, avoiding Cub Run Bridge, into Centreville, where I found General McDowell, and from him understood that it was his purpose to rally the forces, and make a stand at Centreville.

But, about nine o’clock at night, I received from General Tyler, in person, the order to continue the retreat to the Potomac. This retreat was by night, and disorderly in the extreme. The men of different regiments mingled together, and some reached the river at Arlington, some at Long Bridge, and the greater part returned to their former camp, at or near Fort Corcoran. I reached this point at noon the next day, and found a miscellaneous crowd crossing over the aqueduct and ferries.. Conceiving this to be demoralizing, I at once commanded the guard to be increased, and all persons attempting to pass over to be stopped. This soon produced its effect; men sought their proper companies and regiments. Comparative order was restored, and all were posted to the best advantage.

I herewith inclose the official report of Captain Belly, commanding officer of the New York Sixty-ninth; also, fall lists of the killed, wounded, and missing.

Our loss was heavy, and occurred chiefly at the point near where Rickett’s battery was destroyed. Lieutenant-Colonel Haggerty was killed about noon, before we had effected a junction with Colonel Hunter’s division. Colonel Cameron was mortally wounded leading his regiment in the charge, and Colonel Corcoran has been missing since the cavalry-charge near the building used as a hospital.

For names, rank, etc., of the above, I refer to the lists herewith.

Lieutenants Piper and McQuesten, of my personal staff, were under fire all day, and carried orders to and fro with as much coolness as on parade. Lieutenant Bagley, of the New York Sixty-ninth, a volunteer aide, asked leave to serve with his company, during the action, and is among those reported missing. I have intelligence that he is a prisoner, and slightly wounded.

Colonel Coon, of Wisconsin, a volunteer aide, also rendered good service during the day.

W. T. SHERMAN, Colonel commanding Brigade.

Sherman’s Memoirs, Vol 1, are at Project Gutenberg:
http://www.gutenberg.org/files/4361/4361-h/4361-h.htm

IDF – Effective Web Communication – #12

IDF – Effective Web Communication – #12

Interaction Design Foundation today suggested we reconsider our homepage’s pictures and words.

​Visual: OH I love the painting of the young 1700s author in inkwell-pausing contemplation. He communicates: We are trying to do a good job here, but we’re so awfully young, and have been ripped from foreign far-flung times before we could acclimate to them and placed here, in this strange netherworld of floating bits of thought and color: God help us!, people forgive us! and somehow if you could please help us we feel ourselves caught between the rough granite mortar and pestle, feel ourselves oozing out on all sides. Visually appealing: check; Building Familiarity and (lonely oh so lonely) presence: check; reducing uncertainty: ??? well, you are learning what you will get here: a lonely lost forgetful little boy turned author from the would-be-classicist-but-too-broken-hearted-to-stay-within-the-lines school.

Writing:

See below for info on WAP ebooks, novelty gifts, a Pure Love advertisement/gimmick/scam/lark, as well as intros to the poetry and assorted what-not that Bartleby Willard—as isolated and mournful as a blue whale quietly circling the sevenseas—lobbed onto this site during the six years he was supposed to be staying on task.​

WAS CHANGED TO:

See below for info on WAP ebooks, novelty gifts, Pure Love ads/scams, and intros to the poetry and assorted what-not Bartleby Willard—as isolated and mournful as a blue whale quietly circling the sevenseas—lobbed onto this site during the six years he was supposed to be staying on task.​

STREAMLINED it a bit. Considered taking the passive out of the end of the sentence, but decided I liked how it wrapped around reader and author, cuddling them together in the shameful sorrow of an almost-author almost-working all the time.

On the whole, I think this front page does the best it can. It gives readers a sense of the author (building familiarity and presence) while introducing the various offerings of the site. It is a little long-winded and self-indulgent in spots, but that’s part of explaining to would-be readers who we are: so sad, so lonely, so defeated by the monster, lying there flatback on the cold cement having given-up; yet trying, hoping, pushing for a better way, for Beauty which lifts up all. What about uncertainty? Are we reducing that? I think so: we’re making it very clear what is offered: a book, some novelty items, lots of literary doodles, lots of giveup. Is this what people want? What???
I ask you: What is a human being to do in a time so jumbled, chaotic, and likely to blow up as our own? They speak of a post-truth society, and we say: is there no way home from here? Is there no hope for shared truths founded upon a shared Truth? They say: work hard and go for it!, and we say: what? We can’t hear you, but do you see the ten gazillion scraps of thought and action flying from every direction, running like lemmings or Jesus-cursed pigs over the cliff?

When net-neutrality goes, even less people will see our pathetic little tappings at the overhead ice. Oh, someone pull them out! Someone break the ice! This is too terrible! To watch them through the cloudy scarred ice as the wrap their impotent tired little fists against four feet of frozen solid! Never were very good swimmers, nor much for holding their breath. Quite sad really–just not up for the task at hand; wrong training and all that.

AMW/BW/Sigh